L’Afrique en Suisse
Musulmans, originaires de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali ou Guinée), les marabouts enseignent le Coran et officient aux fêtes religieuses. Dès les années 1960, ils commencent à immigrer en Europe, notamment en France, et peu à peu adaptent leurs domaines d’activités en fonction des demandes de la nouvelle population locale. Ils sont dès lors consultés pour leur rôle de devin, de guérisseur de maux et d’infortunes souvent en lien avec les relations sentimentales. C’est ainsi que débute la concurrence avec les voyants plus classique et les médecines alternatives. Les clients non africains qui se tournent vers ces pratiques sont à la recherche d’expériences plus exotiques ou d’alternatives à la médecine traditionnelle. C’est pourquoi les marabouts se prêtent au jeu et se présentent vêtus de costumes traditionnels, afin de nourrir l’imaginaire de leurs nouveaux clients.
Dès les années 70, les marabouts utilisent la publicité, les annonces dans les journaux et les flyers pour toucher une population plus large. Actuellement, des flyers sont encore distribuées dans les boîtes aux lettres, cependant l’ère du numérique facilite cette diffusion et certains marabouts ont désormais leur propre site internet1Liliane Kuczynski, Les marabouts ouest-africains à Paris : occupation spatiale, stratégies de visibilité ouverture sur l’imaginaire, 2010. Halshs-00914026..
Des escrocs, très souvent d’origine guinéenne et domiciliés en France, enfilent ce costume de marabout et viennent sévir en Suisse romande. Ils proposent de nombreux services tarifiés2Voir les exemples d’affichettes ci-dessous. et ce parfois en échange d’un prêt d’une importante somme d’argent. Une fois que le prêt est remis, il n’est jamais retourné et le service demandé n’est jamais réalisé. Lors des rituels tarifiés, le marabout n’atteint jamais l’objectif attendu la première fois, un nouveau montant est alors demandé pour finaliser le rite. Ce processus se répète jusqu’au moment où la victime réalise la supercherie.
Le nombre de dénonciations rapportées à la police ne semble pas dramatique. La Plateforme d’Information de la Criminalité Sérielle En Ligne (PICSEL)3La Plateforme d’Information de la Criminalité Sérielle En Ligne (PICSEL) est un outil du dispositif de Renseignement Criminel Cyber mis en place par un concordat RBT. Consultation le 01.08.2025., qui sert de base de données de renseignement policière au niveau intercantonal en matière de la cybercriminalité sérielle, dénombre 35 cas en 2023, 23 cas en 2024 et déjà 17 cas en 2025. En revanche, les préjudices sont souvent affolants : 230’000 CHF pour 10 cas dans le canton de Fribourg en 2024424Heures, 2025. Un homme a été arrêté pour des arnaques de type marabout. 24heures.ch [En ligne]. Publié le 15.01.2025. [Consulté le 08.04.2025]. Disponible à l’adresse : https://www.24heures.ch/fribourg-une-arrestation-pour-des-arnaques-de-type-marabout-576240590143., 150’000 CHF pour 15 cas dans le canton de Vaud en 2022 et 200’000 CHF pour la région romande depuis le début de l’année 2025, selon PICSEL. Toutefois, ces chiffres sont très probablement sous-évalués étant donné que les victimes ont souvent honte de porter plainte, craignent des représailles du marabout ou que son action ne soit pas efficace5RTS, 2024. La lutte contre les arnaques aux marabouts doit s’intensifier, plaide un élu lausannois. rts.ch [en ligne]. Publié le 08.11.2022. [Consulté le 08.04.2025]. Disponible à l’adresse : La lutte contre les arnaques aux marabouts doit s’intensifier, plaide un élu lausannois – rts.ch – Suisse..
Du côté de la poursuite pénale, je trouve les autorités trop frileuses à poursuivre ce type de comportement. La crédulité et la manque de précaution pris par les victimes sont souvent les arguments donnés pour ne pas poursuivre ces marabouts pour escroquerie (art. 146 CP6Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0).), mais plutôt pour abus de confiance (art. 183 CP) et/ou usure (art. 157 CP), quand une procédure est ouverte.
Modus operandi de l’arnaque
Il existe plusieurs types de cybercriminalité, notamment celles où l’ordinateur sert à faciliter des infractions déjà existantes auparavant7Wall, David. S. (2007). Cybercrime : The Transformation of Crime in the Information Age. Cambridge, Grande-Bretagne : Polity., comme l’arnaque présentée ici, mais qui prenaient d’autres formes à une époque où l’accès à Internet n’était pas aussi répandu. En 2013, l’État de Vaud met en garde la population contre « les escrocs Marabouts » : cette publication de prévention dénonce le démarchage au moyen de flyers déposés dans les boîtes aux lettres et ne fait pas référence aux sites internet8État de Vaud, 2013. Attention aux escrocs « Marabouts ». vd.ch [En ligne]. Publié le 02.05.2023. [Consulté le 08.04.2025]. Disponible à l’adresse : https://www.vd.ch/actualites/actualite/news/4391i-attention-aux-escrocs-marabouts.. En effet, le modus opératoire de ces escrocs a évolué. Aujourd’hui, internet permet de diffuser le catalogue de leur offre encore plus largement au travers de sites internet de guérisseurs, voyants, guides spirituels et autres qui pullulent sur le web. Ces marabouts semblent être dans la région où les clients se trouvent, puisque la recherche « marabout Neuchâtel » par exemple, proposera plusieurs experts en voyance à proximité9Exemples de sites internet : https://marabout-geneve-suisse.ch/neuchatel-suisse-romande, https://marabout-bambo.com/marabout-medium-a-neuchatel/, https://marabout-jacob.com/marabout-au-neuchatel/ [Consultés le 14.09.2025]. et que les Top Level Domain sont parfois Suisse.
Alors bien que les méthodes plus traditionnelles comme les affichettes distribuées dans les boîtes aux lettres soient toujours utilisées, les sites internet offrent plus de visibilité et renforcent aussi la crédibilité de « ces guérisseurs ».
Comment se déroule un entretien avec un marabout ? La première prise de contact par la victime se fait souvent par téléphone (appel ou WhatsApp), grâce au numéro mentionné sur le flyer ou disponible sur un des nombreux sites internet. Lors de la discussion, le marabout cherche à mettre en confiance et explique qu’il peut résoudre le problème. Ensuite, il invente un rituel, parfois très farfelu : par exemple, mettre une somme d’argent importante dans une enveloppe, la donner au marabout et s’assoir sur un talisman en attendant qu’il fasse la prière. Cette distraction a pour but de soutirer l’argent qui devait être utile durant la prière, mais rendu à la fin du travail spirituel. Finalement, ce dernier n’est jamais restitué aux victimes10État de Fribourg, 2023. Arnaques de type « Marabout » : soyez vigilant·e !. fr.ch [En ligne]. Publié le 03.02.2023. [Consulté le 08.04.2025]. Disponible à l’adresse : https://www.fr.ch/dsjs/pol/actualites/arnaques-de-type-marabout-soyez-vigilante..
À noter que les scénarios peuvent varier : certains marabouts se présentent chez leur client vêtu d’un boubou et font des consultations et des prières à domicile. D’autres donnent des instructions par téléphone à leur victime et envoient quelqu’un d’autre, un coursier, pour récupérer l’argent. Il arrive aussi que l’escroc définisse un lieu de rencontre pour la remise de l’argent, situé de l’autre côté de la frontière suisse, pour les cas observés dans la région d’Annemasse. Dans d’autres cas, tout se passe dans le monde virtuel, les conversations ont lieu via les réseaux sociaux et des virements bancaires sont effectués11Expériences personnelles..
Un véritable réseau
Les victimes qui sont touchées par ce phénomène sont de tout âge et émanent de toutes les couches sociales12État de Vaud, 2013. Attention aux escrocs « Marabouts ». vd.ch [En ligne]. Publié le 02.05.2023. [Consulté le 08.04.2025]. Disponible à l’adresse : https://www.vd.ch/actualites/actualite/news/4391i-attention-aux-escrocs-marabouts.. L’argent remis au coursier ou au marabout provient d’économies personnelles, mais il arrive également que la victime se trouve dans un tel état de détresse, qu’elle commence à emprunter de l’argent auprès de son entourage et parfois va jusqu’à voler son employeur.
En général, les virements se font sur des néo-banques ou des comptes bancaires à l’étranger, ce qui complique l’obtention des données bancaires par les autorités de poursuite pénale suisses, étant donné que les demandes d’entraide internationale peuvent durent plusieurs mois, dans les meilleures des cas. Ayant eu l’opportunité d’analyser certains relevés bancaires où des victimes avaient envoyé l’argent, j’ai pu observer que les détenteurs de ces comptes sont aussi issus de la communauté guinéenne vivant en France et ne sont finalement qu’un maillon de la chaîne. De plus, l’utilisation de certains money-transfer laissent penser qu’une partie de l’argent finit en Guinée.
Les marabouts n’agissent pas seuls et pas uniquement pour leur propre compte, c’est un véritable réseau. Il faut distribuer les affichettes, créer des sites internet, obtenir des numéros de téléphone suisses pour la clientèle helvétique, faire les consultations à distance ou à domicile, venir chercher l’argent ou servir de money mule. Toutes ces étapes sont fractionnées et réalisées par plusieurs personnes, ce qui rend complexes les enquêtes de police, ainsi que la détermination de la culpabilité et du degré de participation de chaque acteur du réseau. C’est pourquoi l’interpellation d’un coursier conduit souvent à une détention provisoire d’une assez courte durée et une condamnation à mon sens trop légère13Expériences personnelles..
Conclusion
Cette arnaque existe depuis des années et s’est adaptée aux nouvelles technologies, aux besoins des victimes ainsi qu’aux mesures policières. On constate que derrière ce petit flyer que l’on retrouve régulièrement dans nos boîtes aux lettres, se cache un véritable groupe criminel organisé selon la définition de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée14UN. (2000). The United Nations Convention against Transnational Organized Crime. United Nations. https://www.unodc.org/unodc/en/organized-crime/intro/UNTOC.html [Consulté le 14.09.2025].. Effectivement, ce groupe remplit les conditions qui sont : être un groupe de plusieurs personnes, être impliqué dans des crimes graves comme le blanchiment d’argent et l’escroquerie par métier, entretenir une activité criminelle sur une longue durée et être motivé par le profit.
Si certains pensent que la naïveté des victimes les rend responsables de leur sort, d’autres penseront qu’un équilibre est rétabli. En effet, voler ou escroquer, les Occidentaux n’est-ce pas simplement un recouvrement de la dette coloniale15Adou, Ettien Franck-Stéphane (2022). Les brouteurs d’Abidjan. OpenEdition. ?
Les autorités continuent à faire régulièrement des campagnes de prévention et parfois mettent la main sur un marabout n’ayant pas pris suffisamment de précaution. Cependant, dans la majorité des cas, ces escrocs ont bien compris que les frontières freinent les enquêtes, voire les protègent, et que l’argent, difficilement restituable, demeure à leur disposition. De plus, notre système judiciaire est à mon avis trop laxiste, les coursiers ont des rôles indispensables au fonctionnement du réseau criminel et la légèreté des condamnations n’est pas assez dissuasive. L’application du code pénal manque d’audace, car l’élément constitutif qu’est l’astuce dans l’art. 146 CP doit varier en fonction du lésé et de ses capacités d’autoprotection. Et puis, la tromperie astucieuse est bien présente, car ces marabout-guérisseurs savent pertinemment qu’ils ne soigneront personne.
