Le 11 mars 2025, la RTS a diffusé un reportage sur les fossoyeurs d’entreprises, spécialisés dans des faillites à répétition et frauduleuses 1RTS, Valentin Tombez et François Ruchti, 26 janvier 2025, modifié le 27 janvier 2025, Rois des faillites en Suisse romande, ils arnaquent la société, https://www.rts.ch/info/suisse/2025/article/faillites-frauduleuses-en-suisse-un-systeme-qui-coute-des-millions-28766074.html#:~:text=Des%20entrepreneurs%20romands%20ont%20accumul%C3%A9%20des%20dizaines%20de,co%C3%BBtent%20chaque%20ann%C3%A9e%20des%20millions%20%C3%A0%20la%20collectivit%C3%A9 [consulté le 27 avril 2025].. Ces hommes de paille cachent les vrais dirigeants et entreprennent de surendetter des entreprises qu’ils ont reprises. Mais il ne s’agit pas que d’entreprises qui sont reprises et menées de manière ciblée à leur perte. Des sociétés qui n’existent que sur le papier sont aussi parfois créées : l’adresse n’existe pas, les employés sont fictifs, les fiches d’heures de travail et de salaire existent, sans qu’aucune prestation n’ait été fournie. Ces entreprises sont des « coquilles vides »220 Minutes, Xavier Fernandez, 22 mars 2025, Des employés fictifs dans une coquille vide, une vraie arnaque, https://www.20min.ch/fr/story/fribourg-des-employes-fictifs-dans-une-coquille-vide-une-vraie-arnaque-103300414 [consulté le 27 avril 2025].. Formellement, elles sont bien là ; matériellement, elles n’ont aucune substance.
Cet article prendra comme exemple l’achat par métier de matières pour la fonte. Depuis plus d’une décennie, des acheteurs itinérants, parfois véreux, parcourent le pays pour acheter à bon prix du vieil or3Thurgauer Zeitung, Andrea Häusler, 22 juillet 2024, Über alte Pelze zu billigem Gold, p. 24 ; 24 heures, Laurent Grabet, 25 octobre 2010, La ruée vers l’or et ses dérapages, p. 3.. Si désormais l’achat de vieil or à titre professionnel requiert une patente ou un enregistrement auprès du Bureau central du contrôle des métaux précieux, certains d’entre eux inscrivent une raison de commerce au registre du commerce. Mais là aussi, il ne s’agit parfois que d’une démarche formelle : derrière cet écran, personne ne répond4Watson, Henry Habegger, 7 juillet 2024, Viel Geld für wertlosen Pelz? So locken dubiose Gold-Ankäufer die Kundschaft in die Falle, https://www.watson.ch/schweiz/verbrechen/122972099-kriminelle-clans-so-locken-gold-ankaeufer-die-kundschaft-in-die-falle [consulté le 27 avril 2025]..
Comment prévenir et détecter ce phénomène ? La présente contribution aborde les rôles centraux du siège de l’entreprise et de l’identité de l’entrepreneur et vise à inciter le législateur à adopter des mesures permettant de limiter les abus.
Le domicile inscrit au registre du commerce
Le cycle de vie d’une entreprise commence généralement par son inscription au registre du commerce, souvent obligatoire (art. 552 ss, 594 ss, 640 et 643, 764 et 640 ss, 778 ss, 835 et 838 CO5Loi fédérale du 30 mars 1911 complétant le Code civil suisse (Livre cinquième : Droit des obligations) ; RS 220.). Les entreprises individuelles, elles, n’ont l’obligation de s’inscrire au registre du commerce que si leur chiffre d’affaires atteint CHF 100’000.- (art. 931 al. 1 CO). Les sociétés et entreprises individuelles qui requièrent leur inscription doivent indiquer leur siège (art. 554, 596, 643, 779, 835 et 931 CO). Au vu de l’augmentation des sociétés qui s’avèrent être fictives ou de pures sociétés boîtes aux lettres, la question du siège effectif des sociétés devient centrale6Watson, Gregory Remez, 20 avril 2025, Trump fait « un cadeau à la mafia » et il y a des conséquences en Suisse, [consulté le 27 avril 2025]..
Le registre du commerce vise notamment à enregistrer et à publier les faits juridiquement pertinents concernant des entités juridique pour contribuer à la sécurité du droit et à la protection des tiers (art. 927 al. 1 CO). C’est pourquoi les inscriptions doivent être conformes à la vérité et ne rien contenir qui soit de nature à induire en erreur ou être contraire à un intérêt public (art. 929 al. 1 CO) ; toute modification doit être inscrite (art. 933 CO).
Le siège correspond au siège de l’administration des personnes morales, si les statuts ne prévoient pas un autre siège (art. 56 CC7Code civil suisse du 10 décembre 1907 ; RS 210.). Pour les entreprises individuelles, le « siège » est le lieu de l’établissement, qui peut différer du domicile de la personne physique derrière l’entreprise individuelle8Guillaume Vianin, in : Tercier P./ Trigo Trindade R./Canapa D., Commentaire romand, Code des obligations II, Bâle, 2024, 3e éd. (ci-après : Vianin), art. 931 CO n°11.. Selon l’art. 117 ORC9Ordonnance du 17 octobre 2007 sur le registre du commerce ; RS 221.411., le siège ou l’établissement doivent nécessairement se trouver auprès d’une commune politique. L’adresse est considérée comme domicile juridique au sens de l’art. 2 let. b ORC, défini comme « l’adresse où l’entité juridique peut être jointe à son siège ».
L’entité juridique doit donc pouvoir être effectivement atteignable à cette adresse et disposer de bureaux « où toutes sortes de communication peuvent lui être remises physiquement »10Meisterhans C./Gwelessiani M./Schindler N., Commentaire pratique de l’Ordonnance sur le registre du commerce, Zurich, 2023, 3e éd. (ci-après Meisterhans/Gwelessiani/Schindler), art. 117 ORC n°492.. Une société de domiciliation est aussi possible, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une simple boîte aux lettres, et doit être explicitement annoncée comme telle (art. 117 al. 3 ORC). L’important est que le domicile juridique soit un lieu physique et non fictif11Communication OFRC 2/15 du 30 novembre 2015, n°6 ; Vianin, art. 934a CO n°3 ; Meisterhans/Gwelessiani/Schindler, art. 2 ORC n°17 et art. 117 ORC n°492..
Les art. 934a et 939 CO couvrent les cas d’absence de domicile des entreprises individuelles, respectivement des autres entités juridiques. Ces deux dispositions couvrent cependant des situations qui surviennent après l’inscription au registre du commerce. Si un domicile fait défaut au moment de la réquisition d’inscription, l’inscription est refusée. Encore faut-il pouvoir le détecter. Le pouvoir de vérification ou de contrôle des offices du registre du commerce demeure aujourd’hui encore limité : le contrôle de véracité est minimal12Vianin, art. 937 CO n°2; Gauch, Von der Eintragung im Handelsregister, ihren Wirkungen und der negativen Publizitätswirkung, in: SAG 48, 1976, S. 151..
Bien entendu, il est de la responsabilité des personnes qui requièrent une inscription de transmettre des informations véridiques. Ensuite, les registres publics et les titres authentiques bénéficient d’une force probante accrue selon l’art. 9 CC13Michel Mooser, in : Pichonnaz P./Foëx B./Fountoulakis C., Commentaire romand Code civil I, Bâle, 2023, 2e éd., art. 9 CC n°17.. Mais l’obligation de véracité selon l’art. 929 al. 1 CO s’adresse tant aux requérants qu’aux autorités du registre du commerce. Or, le contrôle effectué par les offices du registre du commerce semble se limiter aujourd’hui à empêcher l’inscription de faits dont l’inexactitude est notoire, sauf s’il s’agit de déterminer si une personne non inscrite au registre du commerce aurait dû s’inscrire14Vianin, art. 937 CO n°25.. En soi, un contrôle ne se justifierait qu’en présence de doutes sérieux et objectifs quant à la véracité des faits prétendument attestés par des pièces justificatives15Ibidem..
Or, un contrôle des autorités du registre du commerce devrait pouvoir se justifier dans d’autres cas, notamment lorsque des risques élevés d’abus sont constatés en lien avec des phénomènes observés qui se répètent. Le principe de la proportionnalité devra cependant être observé, ce qui n’autorisera les contrôles que lorsque des « modes opératoires » auront été constatés par les autorités administratives ou judiciaires.
Il incombe au législateur, si une modification législative s’impose, de clarifier la cognition des offices de registre du commerce, qui n’est réglée que de manière succincte à l’art. 937 CO. Relevons qu’une partie de la doctrine estime regrettable que lors de la dernière révision du cadre légal du registre du commerce, le législateur ait renoncé à octroyer des compétences plus étendues aux offices du registre du commerce ou un meilleur accès aux autorités judiciaires dans le cas de l’art. 939 CO16David Equey, Le nouveau droit du registre du commerce, Berne, 2023 (ci-après : Equey), n°620. qui pourrait permettre notamment de remédier plus facilement aux cas avérés d’absence de domicile17Ibidem..
L’identification des personnes physiques
Depuis l’entrée en vigueur de l’art. 928c CO, les offices du registre du commerce utilisent systématiquement le numéro AVS au sens de l’art. 50c LAVS18Loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l’assurance-vieillesse et survivants ; RS 831.10. pour identifier les personnes physiques inscrites au registre du commerce. L’art. 50c al. 2 let. b LAVS permet d’attribuer des numéros AVS à des personnes qui sont domiciliées à l’étranger, permettant ainsi leur inscription au registre du commerce suisse19Vianin, art. 928c CO n°1.. Le numéro AVS n’étant pas public, un numéro personnel – publié – est attribué à chaque personne inscrite (art. 928c al. 3 et 936 CO). L’utilisation systématique de l’AVS, favorablement accueillie, permet « d’identifier de manière certaine et aisée la personne physique concernée »20Vianin, art. 928c CO n°3 ; Equey, n°616..
Avec l’arrivée prévue à court terme de l’identification électronique (ci-après e-ID), ce nouveau moyen de vérifier l’identité des personnes physiques est susceptible de simplifier et d’accélérer le processus de vérification de l’identité des personnes physiques, à tout le moins pour les personnes domiciliées en Suisse. Au vu de l’obligation de toute autorité ou tout service qui accomplit des tâches publiques d’accepter l’e-ID21Art. 24 de la loi fédérale du 20 décembre 2024 sur l’identité électronique et d’autres moyens de preuves électroniques ; LeID ; FF 2025 20. Un référendum pourrait avoir lieu, cf. Swissinfo, 22 avril 2025, Mass-Voll dépose à son tour des signatures contre l’e-ID, [consulté le 4 mai 2025)., l’utilité d’une identification systématique des personnes physiques inscrites ou à inscrire au registre du commerce par un numéro AVS diminuera grandement. En l’état, aucune modification de l’art. 928c CO ne semble être toutefois prévue.
En ce qui concerne les personnes domiciliées à l’étranger, l’acceptation d’une identification électronique établie à l’étranger permettrait d’éviter aux personnes concernées de devoir requérir un numéro AVS avant de s’adresser au registre du commerce, et simplifier ainsi les processus tout en garantissant peut-être de manière plus sûre l’identité réelle du requérant. Ceci présuppose cependant une acceptation de ces identifications électroniques et une interopérabilité des systèmes, que ce soit avec l’Union européenne ou d’autres Etats dans le monde.
Accessoirement, une révision du cadre légal du registre du commerce permettrait de prendre en compte d’éventuelles autres avancées technologiques ainsi que d’épurer et d’optimiser les bases de données existantes – la base de données centrale fédérale actuelle n’est pas en mesure de mettre en relation toutes les données -, voire de créer un registre national unique susceptible de faciliter l’entraide entre cantons et Confédération ou au sein de la Confédération22Equey, n°617 ; cf. Rapport explicatif de 2012 concernant la modification du code des obligations (Droit du registre du commerce et adaptation des droits de la société anonyme, de la société à responsabilité limitée et de la société coopérative) ainsi que du droit de la surveillance de la révision – Modernisation du registre du commerce et allégements pour les PME, p. 11 et 20 ss, consultable sur le site https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/wirtschaft/gesetzgebung/archiv/handelsregister.html [consulté le 27 avril 2025]..
Enfin, la création d’un registre de transparence est susceptible d’apporter une sécurité accrue. Dans la mesure toutefois où le projet de loi23Le projet de loi a été déposé auprès de l’Assemblée fédérale le 22 mai 2024 (Objet du Conseil fédéral 24.046, Loi fédérale sur la transparence des personnes morales et l’identification des ayants droit économiques), consultable sur le site https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20240046. prévoit, d’une part, que certaines entités juridiques même soumises à une inscription obligatoire au registre du commerce échappent au devoir d’annoncer des ayants droits économique (art. 2 P-LTPM24Projet de loi fédérale sur la transparence des personnes morales et l’identification des ayants droits économiques (ci-après P-LTPM) ; FF 2024 1608.), et d’autre part, où un droit de consultation potentiellement (trop) limité des autorités peut avoir été prévu (art. 34 P-LTPM), l’identification de personnes agissant derrière des sociétés écrans pourrait parfois demeurer ardue.
L’exemple de l’achat de vieil or
Depuis le 1er janvier 2023, l’achat de matières pour la fonte par métier est régulé par l’art. 31a LCMP25Loi fédérale du 20 juin 1933 sur le contrôle du commerce des métaux précieux et des ouvrages en métaux précieux ; RS 941.31. et soumis à l’obtention d’une patente d’acheteur ou à un enregistrement auprès du bureau central26FF 2019 5237, 5322.. Initialement, une patente d’acheteur était envisagée pour tous. Suite aux retours lors de la consultation de l’avant-projet et afin d’éviter des limitations et des complications pour l’économie suisse, un simple enregistrement pour les entreprises inscrites au registre du commerce a été retenu27Rapport de résultats du 26 juin 2019 suite à la consultation relative à la modification de la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (loi sur le blanchiment d’argent), p. 20, consultable sur le site https://www.fedlex.admin.ch/fr/consultation-procedures/ended/2018 [consulté le 27 avril 2025].. La patente d’acheteur vise dès lors principalement les personnes sans siège ou sans domicile en Suisse28FF 2019 5237, 5322..
Certains acteurs, parfois domiciliés à l’étranger, inscrivent une entité juridique au registre du commerce et s’enregistrent auprès du bureau central. Cela fait, ils exercent le métier – sans toutefois exercer depuis l’adresse indiquée, ni être joignables par le bureau central ou leurs clients, ni même s’acquitter des taxes de surveillance dues29Réf. 4..
A l’heure actuelle, aucun émolument n’est perçu pour l’enregistrement des acheteurs par métiers. Seule une taxe de surveillance forfaitaire est due (art. 36 al. 3 LCMP en lien avec l’art. 14b Oemol-CMP30Ordonnance du 6 novembre 2019 réglant la perception d’émoluments et de taxes de surveillance par le contrôle des métaux précieux ; RS 941.319.). Pour éviter l’enregistrement d’entreprises n’exerçant pas au domicile annoncé auprès du bureau central, il serait notamment envisageable de requérir un extrait du registre du commerce légalisé ou authentifié ou de percevoir la taxe de surveillance d’avance (art. 3 Oemol-CMP et art. 11 OGEmol31Ordonnance générale du 8 septembre 2004 sur les émoluments ; RS 172.041.1.).
Une révision législative permettrait d’instaurer comme prérequis à l’enregistrement un paiement anticipé de la taxe de surveillance et, si des frais administratifs le justifient, le paiement d’un émolument à l’enregistrement. Dans tous ces cas, les mesures ne seront véritablement efficaces que si l’entreprise est joignable à son siège. Au législateur de choisir s’il souhaite revenir à une patente d’acheteur pour tous et à l’exigence de la garantie d’une activité commerciale irréprochable qui en découle32Avant-projet du 1er juin 2018 de la modification de la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, consultable sur le site https://www.fedlex.admin.ch/fr/consultation-procedures/ended/2018 [consulté le 27 avril 2025]..
A l’avenir, le registre de transparence (art. 1 al. 2 let. c P-LTPM) listant des ayants droits économiques de certaines entités juridiques pourrait être étendu à un nombre plus large d’entités juridiques et contribuer à une meilleure sécurité par une consultation libre du grand public. Il y a cependant lieu d’éviter de créer des entraves administratives inutiles à l’économie. Enfin, l’avènement de l’e-ID pourrait, par une utilisation systématique dans le cadre de transactions contractuelles, contribuer à réduire le risque de transactions frauduleuses en identifiant de manière certaine un acheteur mal intentionné, qui se verrait alors privé de la possibilité de disparaître sans laisser de traces.
Conclusion
Face à l’augmentation de sociétés de type « coquilles vides » qui n’existent que pro forma, le contrôle d’un siège effectif et d’une activité économique effective au lieu indiqué prennent de l’importance. Or, le pouvoir de contrôle des offices du registre du commerce reste limité. Il incombe au législateur de saisir l’occasion de renforcer leur rôle lors d’une prochaine révision législative. Si l’identification des personnes physiques domiciliées en Suisse ou à l’étranger par le biais du numéro AVS est bien satisfaisante, le processus d’identification pourrait être simplifié. A cet égard, l’e-ID, à condition d’assurer une certaine interopérabilité avec l’identification électronique européenne et d’autres pays lorsque des personnes domiciliées à l’étranger sont concernées, est susceptible d’apporter plus de sécurité.
Au vu de l’innovation constante et des avancées technologiques, il est impératif de prendre non seulement en compte l’e-ID ou l’intelligence artificielle, mais de suivre attentivement l’émergence de nouvelles technologies et de pourvoir à une législation fédérale technologiquement neutre – tout en sauvegardant les intérêts de l’économie. En attendant, il s’agit d’optimiser l’échange d’informations et les moyens à disposition.