Trois arguments en faveur de la contrefaçon dans l’industrie horlogère suisse

Auteur
Etudiant du MAS LCE
Thématique
Contrefaçon

Contrefaçon n’est pas déraison

Vous avez probablement dû vous étouffer avec votre café à la lecture du titre de cette chronique ! Qui plus est si vous évoluez au sein de l’horlogerie, l’industrie du luxe ou toute autre profession en lien avec la lutte contre la criminalité économique.

Reste que nous persistons et signons : Paradoxalement, la contrefaçon peut être profitable aux entreprises qui en sont victimes.

Cette contribution, après avoir brièvement présenté le phénomène de contrefaçon, se propose d’explorer trois mécanismes1Bekir, I., Grolleau, G. & El Harbi, S. (2010). L’imitation et la contrefaçon peuvent-elles être bénéfiques aux firmes originales : Une analyse critique des arguments. Revue économique, n°61, pp. 51-65. Disponible sur : https://droit.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2009-1-page-51?lang=fr. 2Romani, S., Gistri, G. & Pace, S. (2012). When counterfeits raise the appeal of luxury brands. Marketing Letters, Vol. 23, n°3, pp. 807-824. Disponible sur : https://www.jstor.org/stable/23259251. contre-intuitifs, développés par une partie minoritaire de la littérature, pour comprendre dans quelle mesure la contrefaçon peut être bénéfique pour une entreprise, en stimulant sa notoriété de marque, son innovation ou encore la demande concernant ses produits.

Helvétie oblige, nous appliquerons ces mécanismes à l’industrie horlogère tout en cherchant à les questionner et à cerner leur pertinence théorique dans ce contexte.

Contrefaçon de quoi parle-t-on ?

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques éléments clés sur la contrefaçon qu’il convient de garder en tête pour appréhender les divers mécanismes.

La contrefaçon est une vieille dame. Les plus anciennes d’entre elles connues et documentées remontent à l’Antiquité3Béaur, G., Bonin, H. & Lemercier C. (2007). Fraude, contrefaçon, contrebande de l’Antiquité à nos jours. Genève, Librairie Droz, 832 p. Disponible sur : https://shs.cairn.info/fraude-contrefacon-contrebande-de-l-antiquite-a-no–9782600010696.. La contrefaçon tire d’ailleurs son étymologie du latin « contrafacere » signifiant imiter4Guarnieri, F. & Przyswa, E. (2011). Cybercriminalité – contrefaçon : les interactions entre réel et virtuel. Cahiers de la sécurité, n°15, pp. 77-87. Disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/243971776_Cybercriminalite-contrefacon_les_interactions_entre_reel_et_virtuel..

La contrefaçon a évolué. Artisanale à ses débuts, cette dernière a connu un essor et un développement manifeste à la fin du 20e et au 21e siècles et revêt désormais un caractère industriel.

Ce caractère industriel peut être expliqué par quatre facteurs5Roudaut, M. (2010). Chapitre IV. Contrefaçons : le vent en poupe. In Roudaut, M. Marchés criminels. Un acteur global. Paris, Presses Universitaires de France, 290 p. Disponible sur : https://shs.cairn.info/marches-criminels-un-acteur-global–9782130573425-page-119. : un ratio avantageux pour le contrefacteur entre profitabilité élevée et sanctions pénales relativement faibles, un progrès technologique permettant de disposer de moyens industriels dans la production de contrefaçons, des mécanismes de mondialisation permettant d’utiliser les canaux de distribution du commerce légitime et le développement du commerce en ligne.

La contrefaçon s’est professionnalisée. Les contrefacteurs sont devenus de véritables entrepreneurs acquérant des équipements de production industriels nécessitant des investissements conséquents6De Bouchony, A. & Baudart, A. (2006). Les aspects socioéconomiques de la contrefaçon. In De Bouchony, A. La contrefaçon, Paris, Presses Universitaires de France, p. 128..

La contrefaçon s’est diversifiée. L’ampleur prise par la contrefaçon ne se retranscrit pas seulement en termes de volume, mais également en termes de diversité des produits contrefaits. Tous les secteurs économiques font face au phénomène de contrefaçon, souvent circonscrit à tort à l’industrie du luxe. Tout ce qui se vend est susceptible d’être contrefait7Ibid., p. 21..

Pour les besoins de cette chronique, nous retiendrons la définition proposée par l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle suisse affirmant que la contrefaçon est : « une imitation illicite d’un produit original. Les contrefacteurs tentent d’imiter les propriétés, les matériaux ou l’apparence d’un produit protégé juridiquement. Ils profitent ainsi de la bonne réputation du produit original attribuable à la marque, à l’indication de provenance (p. ex. Swiss made), au design ou au brevet »8Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI). (n.d). Dossier propriété intellectuelle, contrefaçon et piraterie. Disponible sur : https://www.ige.ch/fr/propriete-intellectuelle/contrefacon-et-piraterie (Consulté le 01.03.2023)..

Le cadre étant posé, il s’agit d’aborder ce qui nous réunit ici en ce jour à savoir en quoi la contrefaçon peut être profitable pour une entreprise.

Toute publicité est bonne à prendre

Les contrefaçons peuvent être bénéfiques pour les marques qui en sont victimes à travers la publicité qu’offre le produit contrefait au produit authentique.

Cela est précisément ce que nous dit Whitwell9Whitwell, S. (2006). Brand piracy: faking it can be good. Intangible business. Disponible sur : https://web.archive.org/web/20140117212852/https://www.intangiblebusiness.com/news/marketing/2006/05/brand-piracy-faking-it-can-be-good (Consulté le 04.03.2025).. Les consommateurs, au contact des contrefaçons, vont être amenés à acquérir une meilleure connaissance des produits authentiques. Il n’y aurait pas de «cannibalisation» du produit authentique puisque le consommateur de contrefaçons n’aurait tout simplement pas acheté le produit original en raison de son prix trop élevé.

En revanche, si la condition économique du consommateur de contrefaçon venait à changer à la hausse, la publicité involontaire du produit original induite par la contrefaçon serait bénéfique pour le titulaire des droits. En effet, l’individu pourrait vouloir acquérir une version authentique de sa contrefaçon.

Après la théorie, la pratique. Un touriste, appelons-le Philippe, sur son lieu de villégiature, disons la Turquie, découvre, lors d’une pérégrination nocturne sur une échoppe de contrefaçon, une référence Rolex dont il ne connaissait pas l’existence.

En ayant acquis cette contrefaçon, car appréciant son esthétique, Philippe va s’intéresser au modèle authentique et potentiellement l’acquérir une fois sa situation économique améliorée, après des mois de dur labeur. La marque à la couronne bénéficierait ainsi des contrefaçons de ses montres puisque Philippe n’aurait pas pu acquérir son produit authentique s’il en ignorait jusqu’à son existence.

La contrefaçon comme publicité pour le modèle original fait théoriquement sens mais présente deux limites. Tout d’abord, rien ne nous dit que Philippe va acquérir le modèle original de la contrefaçon si sa situation économique venait à s’améliorer ce que présuppose Whitwell.

Par ailleurs, les contrefaçons sont souvent les imitations de modèles authentiques très connus, faisant face à un fort succès commercial et une forte demande. La marque n’a donc pas à les promouvoir pour écouler ses stocks. Cela réduit considérablement la portée de l’argument défendant l’opportunité économique pour une marque d’obtenir de la publicité pour son produit original via la contrefaçon.

Selon notre appréciation, et de manière quelque peu provocatrice, seules les manufactures horlogères ne disposant pas d’une forte notoriété de marque pourraient ainsi tirer bénéfice d’une publicité via la contrefaçon, mais leurs modèles auraient peu de probabilités d’être contrefaits.

Garnier, J. (2024). En Suisse, les horlogers contraints de réduire leur temps de travail. Le Monde. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/10/25/en-suisse-les-horlogers-reduisent-le-temps-de-travail_6359534_3234.html (Consulté le 15.03.2025).

Le contrefacteur contrefait

Après la promotion, l’innovation. Grolleau et al. soutiennent que les contrefaçons et les contrefacteurs peuvent être source d’innovation pour la marque contrefaite10Grolleau, G. & El Harbi, S. (2008). Profiting from Being Pirated by Pirating the Pirates. Kylos, Vol. 61, n°3, pp.385-390. Disponible sur : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1467-6435.2008.00407.x#b16.. Les innovations réalisées par ces derniers seraient réattribuées et réappropriées par la marque subissant la contrefaçon. Ce mécanisme pourrait être résumé de manière potache comme étant le contrefacteur contrefait par le titulaire des droits.

Suivant cette logique, Audemars Piguet, en ayant découvert une innovation, à la suite d’une saisie de plusieurs contrefaçons de Royal Oak sur un marché exotique, l’aurait reprise et intégrée dans le développement de ses montres authentiques.

Cette argumentation fait sens sur le papier. Innover peut se résumer à copier. Toutes les industries puisent certaines de leurs innovations dans d’autres secteurs d’activités et se contentent de les reproduire dans les leurs.

Par ailleurs, nous n’arrivons pas à envisager qu’un contrefacteur attaque en justice une manufacture horlogère pour avoir repris son innovation et donc violé sa propriété intellectuelle.
Nous n’arrivons pas non plus à considérer une reprise directe d’une innovation provenant des contrefacteurs par une marque horlogère. La forte technicité des montres qu’implique la miniaturisation des composants mécaniques rend peu probable des innovations techniques réalisées par des contrefacteurs bien que certaines copies (disponibles à plusieurs centaines voire milliers de dollars) soient réellement montées en gamme au niveau du mouvement dans les dernières années (certains contrefacteurs ont également réussi à pénétrer les chaines d’approvisionnement légitimes des manufactures horlogères).

Le risque réputationnel nous parait également trop grand. La réputation pour une entreprise du luxe est son bien le plus précieux aux côtés des produits qu’elle propose. Si ses clients ou plus largement le grand public venait à apprendre qu’une de ses innovations provient d’un contrefacteur, sa réputation, et donc sa pérennité économique voire son existence même, viendraient à être menacées.

Contrefaçon, consommation et prestige social

Ne nous le cachons pas, quand nous achetons une montre de luxe, nous ne l’acquérons pas que pour la qualité de ses matériaux, son esthétisme ou encore sa capacité à donner l’heure (de manière plus ou moins précise selon les marques).

Obtenir une belle tocante nous confère un statut, un prestige social nous permettant d’affirmer au reste du monde que nous avons « réussi » dans la vie et que nous appartenons à un club. La littérature a étudié en long en large et en travers ce phénomène11Moawad, M-H. (2007). Les facteurs explicatifs de la consommation ostentatoire des produits de luxe – le cas du Liban. Thèse de doctorat en sciences de gestion, sous la direction de Elisabeth Tissier-Desbordes, Université Paris XII Val de Marne, 478p. Disponible sur : https://theses.hal.science/tel-00413921/file/these_mariehelene_moawad_sept_2007.pdf. et le décrit traditionnellement sous l’appellation de « consommation ostentatoire ».

Or, nous disent Raustiala et Sprigman12Raustalia, K. & Sprigman, C. (2006). Piracy Paradox: Innovation and Intellectual Property in Fashion Design. Virginia Law Review, Vol. 92, n° 8, 2006, pp. 1687-1777. Disponible sur : https://www.jstor.org/stable/pdf/4144970.pdf., les contrefaçons, si largement présentes et diffusées, vont réduire la capacité du produit authentique à octroyer un prestige social à son propriétaire ce qui va inciter ce dernier à acquérir de nouveaux produits authentiques, non contrefaits, pour regagner ce statut social si particulier et revenir dans le club. Dès lors, la contrefaçon, à la lumière du mécanisme de consommation ostentatoire, stimulerait la demande de produits authentiques et serait ainsi bénéfique pour la marque de luxe et son chiffre d’affaires.

A titre d’exemple, Philippe et sa Vacheron Constantin 222, face aux multiples contrefaçons du même modèle portées par ses camarades du MAS LCE, ne serait plus en mesure de se distinguer socialement et serait enclin à acquérir une nouvelle référence authentique pour retrouver son prestige et ce caractère de distinction sociale, faisant ainsi les affaires de Vacheron Constantin.

Cette pensée apparait pertinente et cohérente mais présente quelques limites. Premièrement, rien ne nous dit que le client va acheter un nouveau produit authentique, pour regagner du prestige, au sein de la même marque horlogère. En effet, une manufacture qui ne serait pas en mesure de préserver le prestige social qu’offrent ses produits à ses clients, en ne luttant pas contre la contrefaçon, pourrait voir ses clients se tourner vers ses concurrents qui eux seraient en mesure potentiellement de le faire.

Par ailleurs, la pertinence de cette argumentation reste conditionnée à l’acquisition d’un garde-temps pour des raisons de consommation ostentatoire. Or, la clientèle d’horlogère est particulièrement diverse. De nombreuses raisons d’achats coexistent. Certains individus collectionnent les montres, certains spéculent sur ces dernières tandis que d’autres en acquièrent pour célébrer un moment de vie (mariage, fin des études, etc.).

On fait le bilan calmement

Résultats des courses, la contrefaçon peut effectivement présenter des avantages et des opportunités économiques pour les manufactures horlogères, d’un point de vue théorique.
La contrefaçon peut favoriser une notoriété de marque, stimuler l’innovation et favoriser la demande d’autres montres authentiques dans le cadre de la consommation ostentatoire.
Ces trois mécanismes font sens théoriquement, puisque publiés dans la littérature, mais s’affaiblissent quand il s’agit de les appliquer au cas de l’industrie horlogère, à travers les limites que nous avons tenté d’exposer.

Pour une marque horlogère, les avantages induits par la contrefaçon dépassent-ils les impacts négatifs en termes de pertes directes de ventes, barrières à l’exportation, d’atteintes à la réputation ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Nous vous laissons le soin de trancher ou d’écrire une chronique à ce sujet.

Gardons simplement en tête qu’au-delà des entreprises, la contrefaçon produit des impacts très concrets sur la santé du consommateur, l’équilibre budgétaire et fiscal des États sans oublier son concourt direct au développement de la criminalité organisée et au financement du terrorisme.