Au-delà des clichés : Le contrat de prostitution et la moralité

Auteur
Johan Métrailler, Etudiant BSc in Business Law
Thématique
Autre

Il est dit parfois que la prostitution est le plus vieux métier du monde1Philipp Sarasin: « Prostitution », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 14.12.2011, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016559/2011-12-14/ . [consulté le 20.07.2023].. Sujet délicat et controversé, il suscite de nombreux débats à travers le monde. La Suisse étant reconnue comme un pays au cadre législatif progressiste2Le Temps. 2014. Internet transforme l’industrie du sexe https://www.letemps.ch/opinions/internet-transforme-lindustrie-sexe  [Consulté le 21.07.2023]. en matière de relation sexuelle tarifée, il est intéressant de se pencher sur la relation – d’un point de vue légal – entre la travailleuse ou le travailleur du sexe3Le terme de « travailleur du sexe » est utilisé ici pour désigner les individus, masculins et féminins, qui en échange d’une rémunération (en nature ou en argent) offrent une prestation sexuelle. et la personne qui a recours à ses services. Ce lien juridique suscite des questions, notamment du fait de l’aspect moral de l’objet du contrat.

Le présent travail se penche ainsi sur la moralité de la relation juridique entre les protagonistes d’une relation sexuelle tarifée, l’illustrant notamment par un cas tranché en janvier 2021 par le Tribunal fédéral.

Le cadre légal suisse

La prostitution en Suisse n’est pas encadrée par une loi fédérale. Toutefois, dès 1942, le code pénal suisse a créé un cadre légal réprimant le proxénétisme, le racolage actif et la prostitution des personnes de même sexe.

En 1992, le racolage actif et la prostitution homosexuelle sont dépénalisés4Blick. 2023. Fermeture de «Petite Fleur» https://www.blick.ch/fr/news/suisse/fermeture-de-petite-fleur-pour-cette-experte-les-clubs-erotiques-ont-desormais-remplace-les-maisons-closes-id18959410.html [Consulté le 23.07.2023].. Les cantons et les communes ayant toutefois la possibilité de légiférer s’agissant de l’exercice de la prostitution et du racolage actif.

De nos jours, le code pénal suisse ne contient plus que deux articles relatifs aux travailleuses et aux travailleurs du sexe : l’art. 195 CP sur le proxénétisme et l’art. 199 CP sur l’exercice illicite de la prostitution. L’art. 182 CP vient compléter le cadre légal au regard de la traite d’êtres humains « à des fins d’exploitation sexuelle ».

L’exercice de la prostitution est licite, en vertu du principe de la liberté économique (art. 27 Cst.). Deux individus majeurs et consentants peuvent ainsi échanger une relation sexuelle contre une rémunération (en nature ou en argent). Cette activité ne doit toutefois pas se produire de manière dépendante ou sous la pression ou la contrainte de la part d’un tiers.

Chaque canton suisse a mis en place sa propre législation sur la prostitution. Les réglementations légifèrent notamment sur les exigences pour l’obtention d’une autorisation d’exercer, les mesures de santé et de sécurité, les droits et les obligations des travailleuses et travailleurs du sexe et de leurs clients5Swissinfo.ch. 2021. https://www.swissinfo.ch/fre/societe/prostitution-_travailleuses-du-sexe–ni-victimes-ni-rebelles/46376790 [consulté le 28.07.2023].

Les cantons ont une compétence dite concurrente dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs propres réglementations sur la prostitution. C’est-à-dire que pour autant que la Confédération n’use pas de sa compétence, ils sont habilités à légiférer6Rapport du Conseil fédéral, 2015. Prostitution et traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwiBycfRw_WBAxWKVqQEHQjjD6YQFnoECBQQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.ejpd.admin.ch%2Fdam%2Ffedpol%2Ffr%2Fdata%2Fkriminalitaet%2Fmenschenhandel%2Fber-br-prost-mh-f.pdf&usg=AOvVaw39XJgkynXinBt4Ig0-hQi-&opi=89978449 [consulté le 20.07.2023]..

Si l’achat de prestations sexuelles entre deux majeurs consentants est légal en Suisse, le recours aux services sexuels d’une prostituée mineure ou vulnérable est strictement interdit et passible de sanctions pénales.

Évolution depuis 2012

Il a fallu attendre le 16 mai 2012 pour que le Conseil fédéral, en réponse à une interpellation7Parlement.ch. 2019. Droit fédéral et inégalités de traitement des femmes et des hommes. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20194092 [consulté le 19.07.2023]. de Andrea Caroni, conseiller national PLR. Les Libéraux-Radicaux, déclare que le « contrat portant sur la fourniture de prestations sexuelles contre rémunération ne saurait plus aujourd’hui être considéré en soi comme contraire aux mœurs. ».

La doctrine suisse estimait également que le contrat de prostitution en soi ne devait pas être considéré comme contraire aux mœurs8Claire Huguenin, n° 38 ad. art. 19 et 20 CO, Basler Kommentar OR I, 5e édition, Bâle 2011 ; Brigitte Hürlimann, Prostitution – ihre Regelung im schweizerischen Recht und die Frage der Sittenwidrigkeit, Fribourg 2004., 9Réponse du CF du 16.5.2012 concernant l’interpellation 12.3157 « Autoriser le contrat de prostitution »..

Le Conseil fédéral ne s’expliquait pas pourquoi d’un point de vue contractuel, le contrat de prostitution était jugé comme « contraire aux mœurs » alors que la législation fiscale ne le relevait pas. Les travailleuses et travailleurs du sexe versant des cotisations à l’assurance vieillesse et survivants (AVS), à l’assurance invalidité (AI), et payant des impôts sur leurs prestations10ATF 107 V 193., cela ne faisait plus de sens de refuser la reconnaissance et la protection de leur activité lucrative pour des raisons morales, alors même que l’état les taxait sur cette même activité lucrative, en vertu de la LIFD11Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct ; RS 642.11., de la LHID12Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes ; RS 642.14. et de la législation fiscale de chaque canton.

De l’avis du Conseil fédéral, les tribunaux « franchiront vraisemblablement ce pas s’ils doivent statuer sur la question ».

En 2013, l’Office fédéral de la Justice produit un avis de droit13DFJP, Office fédéral de la Justice. 2013. Réglementation du marché de la prostitution. https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/publiservice/publikationen/berichte-gutachten/2014-4.html [consulté le 25.07.2023]. analysant les liens entre les travailleuses et travailleurs du sexe et leurs clients. Il en ressort que le contrat qui les lie ne relève pas du contrat individuel de travail au sens de l’art. 319 ss CO.

D’un point de vue légal, la relation contractuelle entre le client et la prostituée ne doit pas entrainer des engagements excessifs (art. 27 CC), ni être contraire aux mœurs (art. 20 CO).

L’OFJ relève que le contrat conclu est en principe considéré comme un contrat de mandat au sens de l’art. 394 ss CO. Le mandat étant révocable ou répudiable en tout temps (art. 404 CO), il respecte l’art. 27 CC sur les engagements excessifs.

Alors qu’une affaire était pendante devant le Tribunal de district de Horgen (ZH), L’OFJ relevait à juste titre que si le Tribunal fédéral devait être amené à se prononcer sur ce cas, il franchirait vraisemblablement le pas, et changerait sa jurisprudence en reconnaissant la moralité du contrat de prostitution.

Revirement de jurisprudence du Tribunal fédéral

En juin 2021, le Tribunal fédéral est amené à rendre une décision14ATF 147 IV 73 | TF, 08.01.2021, 6B_572/2020. concernant le non-paiement d’une travailleuse du sexe par son client, malgré deux rapports sexuels. Le client avait profité de l’endormissement de la prostituée pour effacer les messages relatifs à la transaction dans son téléphone portable, non sans avoir volé l’argent qui se trouvait dans son portefeuille. Etant précisé que malgré ses promesses répétées de payer, il n’était pas en mesure d’honorer le paiement, n’ayant pas même pris la peine de se munir du montant convenu lors du rendez-vous.

La prostituée ayant porté plainte pour escroquerie, le client a argué que le contrat de prostitution15Terme employé par le Tribunal fédéral. était contraire aux mœurs au regard de l’art. 20 CO. Ce faisant, il ne pouvait pas être reconnu coupable d’escroquerie en n’ayant pas respecté le contrat, l’objet de ce dernier étant illicite ou immoral. Tout au plus était-il d’accord d’être condamné pour larcin et destructions de données.

Le Tribunal fédéral a reconnu qu’en ayant rassuré la travailleuse du sexe sur sa capacité et sa volonté de payer la somme convenue en échange de relations sexuelles, en la récupérant avec une voiture de luxe et en insistant sur son travail dans le domaine bancaire et financier, le recourant avait trompé la prostituée. De plus, n’ayant pas la possibilité de payer le montant de CHF 2’000.-, il ne pouvait pas non plus avoir la volonté de s’acquitter de ce montant. Dès lors le Tribunal cantonal saint-gallois n’avait pas versé dans l’arbitraire en retenant l’escroquerie. Le Tribunal fédéral a considéré que par le stratagème mis en place, le client avait induit en erreur la travailleuse du sexe sur sa solvabilité et sur sa volonté de payer.

Le Tribunal fédéral a précisé au considérant 5.1 que compte tenu de l’évolution de la société, il ne peut être retenu la nullité du contrat de prostitution pour cause d’immoralité (art. 20 CO), rappelant au passage que certaines lois cantonales reconnaissent la prostitution adulte autodéterminée comme un emploi légal.

Au passage, le Tribunal fédéral précisait que ce n’est pas parce que la prostituée n’a pas réclamé son argent avant la prestation, ce qui est la pratique majoritaire, que son droit à être payé devait être nié.

Le client a ainsi été reconnu coupable d’escroquerie, de détérioration de données et de vol, et condamné à 50 jours amende de CHF 110.- chacun, au paiement d’une amende de CHF 300.- et au versement d’une indemnité de CHF 2’041.-.

La relation contractuelle entre une prostituée et son client étant désormais reconnue comme un contrat, leur protection est ainsi renforcée. Nul ne pourra désormais se prévaloir de l’inexistence légale d’un contrat dans le but de ne pas rémunérer une travailleuse ou un travailleur du sexe en échange d’une prestation sexuelle1612.317 s Iv. ct. BE. « Légalisation du contrat de fourniture de prestations d’ordre sexuel »..

Les limites à la liberté contractuelle

Comme exprimé précédemment, les relations tarifées entre une travailleuse ou un travailleur du sexe majeur, consentant et indépendant et la personne qui a recours à ses services, majeure et consentante, ne sont plus considérées comme immorales.

Pour que cette liberté contractuelle soit reconnue, il faut que chacun des protagonistes soit consentant, que leur âge soit de 18 ans révolu, et que la travailleuse ou le travailleur du sexe soit indépendant.

En revanche, les relations tarifées avec une travailleuse du sexe mineure (art. 196 CP), la traite d’êtres humains (art. 182 CP), l’exploitation de l’activité sexuelle ou l’encouragement à la prostitution (art. 195 CP) et l’exercice illicite de la prostitution (art. 199 CP) demeurent illégaux.

En 2014, la Suisse a ratifié la Convention du Conseil de l’Europe pour une protection accrue des mineurs contre l’exploitation et les abus sexuels (dite Convention de Lanzarote), l’âge légal minimum pour qu’un travailleur ou une travailleuse du sexe puisse s’adonner à la prostitution passant de 16 ans à 18 ans17RTS. 2013. Recourir à des mineurs prostitués de 16 ou 17 ans est désormais punissable. https://www.rts.ch/info/suisse/5199124-recourir-a-des-mineurs-prostitues-de-16-ou-17-ans-est-desormais-punissable.html [consulté le 22.07.2023]..

Le client d’une travailleuse ou d’un travailleur du sexe mineur est condamnable au sens de l’art. 196 CP qui dispose que celui qui aura commis un acte d’ordre sexuel avec une ou un mineur, contre une rémunération ou une promesse de rémunération est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, et ce indépendamment du consentement de la ou du mineur.

De plus, si la personne mineure a moins de 16 ans, est applicable l’art. 187 CP qui dispose s’agissant d’actes d’ordre sexuel avec des enfants. La peine encourue étant une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

Pour qu’un client puisse être condamné, il devait savoir que la travailleuse ou le travailleur du sexe était mineur, ou du moins devait s’en douter, selon le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie. En cas de doute, la jurisprudence retient la nécessité de demander la production d’une pièce d’identité par la travailleuse ou le travailleur du sexe.

L’interdiction de la prostitution des mineurs se retrouve tant dans la Constitution fédérale à son art. 11 Cst. que dans la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) des Nations Unies à son art. 43 CDE. Le Protocole de Palerme18Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ; RS 0.107. des Nations Unies et la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (CLTE)19Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants du 25 mai 2000 ; RS 0.107.2. viennent renforcer les droits des mineurs.

Conclusion

Par la reconnaissance de la moralité du contrat de prostitution, le tribunal fédéral a renversé sa jurisprudence de plus de 40 ans. La moralité du contrat reconnue empêche ainsi l’application de l’art. 20 CO qui réduisait la protection des travailleuses et travailleurs du sexe en ne leur permettant pas d’exiger, notamment, le paiement de leur prestation.

Il s’agit d’une grande avancée dans le renforcement de la protection de ces travailleuses et travailleurs.

Jusqu’à présent la Suisse protégeait déjà partiellement les prostituées et prostitués en ne criminalisant ni l’offre ni la demande de relations sexuelles tarifées. Seules certaines pratiques étaient punies, à savoir le recours à une travailleuse ou un travailleur du sexe mineur (art. 196 CP), la traite d’êtres humains (art. 182 CP), l’exploitation de l’activité sexuelle ou l’encouragement à la prostitution (art. 195 CP) et l’exercice illicite de la prostitution (art. 199 CP).

Par ce système, la Suisse reconnait les droits des travailleuses et des travailleurs du sexe, notamment leur droit de pratiquer, et dorénavant, leur droit d’être rémunérés, et le cas échéant de produire leur créance en justice.