Combattre la criminalité par la suppression du cash : fausse bonne idée ?

Auteur
Luca Miani
Thématique
Criminalité bancaire et financière

Les paiements électroniques sont en constante augmentation en Occident, et les possibilités de traçabilité liées à ces modes de paiement incitent de plus en plus de pays à vouloir restreindre l’utilisation de l’argent comptant. Les États, tout comme les banques, commencent à songer à la fin de l’argent liquide. Leurs arguments reposent sur les deux principales facettes liées à cette mutation : la dématérialisation et la suppression de l’anonymat. A noter que la majorité des analyses et des informations publiées en lien avec cette nouvelle volonté politique s’appuient principalement sur des raisons économiques et sécuritaires.

La mise en place d’une société cashless ne pourra se faire que sur le long terme, mais force est de constater que le train est déjà en marche. En effet, on remarque des changements allant dans ce sens à différents niveaux, comme par exemple :

  • La France interdit, depuis le 1er septembre 2015, de payer en liquide des achats de plus de 1’000€ pour les résidents français ;
  • La BCE va arrêter l’émission des billets de 500€ d’ici fin 2018 ;
  • La Suède, pays leader du mouvement, réalise actuellement environ 95% des transactions par cartes ou paiements mobiles

Les principaux arguments des partisans du cashless sont souvent les mêmes, à savoir : la sécurité des paiements, la lutte contre la criminalité (principalement en termes de blanchiment) et la diminution des coûts du traitement des numéraires. Si la diminution des couts liés au traitement physique de l’argent semble évidente, en est-il de même pour la sécurité des paiements et la lutte contre le blanchiment ?

En Suède, les chiffres sur la criminalité pour la période comprise entre 2008 et 2015 montrent des baisses d’infractions liées au cash, comme les crimes ayant pour cible les établissements bancaires, les convoyeurs de fonds ou les contrefaçons. Cependant, sur la même période, les crimes liés aux cartes de crédit, comme les paiements frauduleux online ou les fraudes sur les bancomat sont en nette augmentation. Ne s’agirait-il pas là d’un transfert de criminalité plutôt que d’une réelle diminution ? Pour les cas de blanchiment d’argent, la Suède relève une importante augmentation de dénonciations sur cette même période : est-elle liée à la diminution du cash et à la traçabilité des paiements informatiques ? Ou est-ce une conséquence du renforcement de la lutte contre le blanchiment sur cette même période ? Il est probable que la mesure de l’impact réel de la suppression du cash sur la criminalité sera longue et difficile. Ce d’autant plus que les autres mesures mises en œuvre en parallèle pour lutter contre la criminalité faussent les résultats. Il est même possible qu’en finalité, la diminution de la criminalité ne corresponde pas aux attentes initiales des partisans de ce changement.

En ce qui concerne la problématique de la dématérialisation, les évolutions techniques en cours dans le domaine de la blockchain laissent entrevoir des possibilités d’utilisation à plus large échelle des cryptomonnaies et, pourquoi pas, la digitalisation des paiements au comptant, tout en permettant de sauvegarder l’anonymat des transactions.

Mais une fois ces arguments économiques et sécuritaires posés, en faisant l’impasse sur la symbolique identitaire de certains numéraires pour une région ou un pays, il reste une question de fond rarement abordée lorsque l’on tente de s’informer sur l’abolition de l’argent comptant : celle liée à la problématique de la liberté individuelle !

En Occident, la plupart des virements électroniques sont devenus payants et l’argent comptant reste le seul moyen de paiement encore gratuit. Il devient même extrêmement difficile de toucher un salaire réellement net (sur un compte sans frais) ou d’utiliser son propre argent gratuitement. L’argent comptant reste également le dernier moyen assurant encore la protection de la vie privée. En effet, dans nos vies toujours plus digitalisées, le cash reste la seule solution pour agir de manière anonyme. C’est également cette particularité du cash qui en fait le dernier outil de limitation du pouvoir des États. Le terme de ‘’démocratie’’ désigne un régime politique dans lequel les citoyens ont le pouvoir. Mais dans une société où les changements sont de plus en plus rapides, des renversements de régime politique ne peuvent être exclus, ce même dans des pays démocratiques… Dans pareille situation, serait-il raisonnable de donner encore un pouvoir supplémentaire aux pouvoirs publics, par la connaissance de la situation privée et financière de leurs citoyens ?

L’acceptation ou non de la suppression du cash va marquer un tournant décisif dans le « tout digital ». Il me semble primordial que cette décision soit prise sciemment par les citoyens et qu’elle ne soit pas imposée progressivement et de manière tacite par les acteurs économiques des différents pays. Ce d’autant plus que les récents événements rendus publics au sujet de l’utilisation des données privées, tant par des entreprises nationales, privées ou par les GAFAM, nous démontrent plus que jamais que celui qui détient l’information détient le pouvoir, et que même les règles les plus strictes ne permettent pas de mettre des informations collectées à l’abri des abus.

Alors, sous l’égide du ‘’rien à craindre, si on n’a rien à cacher’’ sommes-nous d’accord d’abandonner aux institutions politiques et financières l’un des derniers instruments garants de notre liberté?