Contexte
L’ancien président tunisien Ben Ali, décédé le 19 septembre 2019, a gouverné en République de Tunisie entre 1987 et 2011. Il a été renversé par la révolution du « printemps arabe ». Suite à quoi, le 14 janvier 2011, il s’est exilé avec sa famille en Arabie saoudite où il a vécu jusqu’à sa mort, le 19 septembre 2019, dans une gigantesque propriété au bord de la mer Rouge.
Il est notamment accusé d’avoir détourné des millions de fonds publics et de les avoir blanchis durant ses 23 années au pouvoir. Pour s’enrichir, il a monté une structure complexe d’entreprises et d’hommes de paille et s’est fait verser des pots-de-vin 1Article paru dans la Tribune de Genève, Témoignage inédit d’un membre du clan Ben Ali. [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.tdg.ch/monde/afrique/temoignage-inedit-membre-clan-ben-ali/story/18801915 .
Un scandale a également éclaté impliquant la femme du président qui se serait rendue à la Banque Nationale tunisienne, peu avant leur départ en Arabie saoudite, pour y retirer l’équivalent de USD 65 millions en lingot d’or 2Brochure DFAE pdf, POUR QUE LE CRIME NE PAIE PAS. P.22-24 Les révolutions arabes [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.eda.admin.ch/dam/eda/fr/documents/aussenpolitik/voelkerrecht/edas-broschuere-no-dirty-money_FR.pdf . Cette affaire n’est qu’un exemple parmi d’autres qui illustre le règne de la kleptocratie dans le monde arabe, à savoir la pratique de la corruption afin de s’enrichir ou accroître son pouvoir.
C’était un véritable réseau familial. En effet, en plus de sa femme, les gendres ainsi que le beau-frère et d’autres proches du président étaient également impliqués dans les actes de corruption et le détournement des fonds publics. Le dessein criminel de leurs agissements était vraisemblablement de piller le pays afin de s’enrichir et d’agrandir l’empire familial 3Article paru dans le Temps, L’argent du clan Ben Ali fait surface à Genève. [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/suisse/largent-clan-ben-ali-surface-geneve .
L’argent blanchi a, par la suite, notamment servi à acquérir de nombreuses propriétés immobilières.
Comment s’y est-il pris ? Et quels ont été les mécanismes utilisés pour blanchir cet argent ?
Ouverture de comptes bancaires à l’étranger
De nombreux comptes bancaires ont été ouverts dans différents pays, notamment à Genève en Suisse, en Libye et en Égypte, aux noms de proches du président 5Articles paru sur swissinf.ch, Time needed before Ben-Ali assets returned.[Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.swissinfo.ch/eng/time-needed-before-ben-ali-assets-returned/30137398 . En Suisse, USD 60 millions, appartenant à l’ancien président, se trouvaient sur des comptes auprès de diverses banques 6Article publié par PublicEye, Les lacunes de la législation suisse : les fonds Ben Ali. [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/archives/avoirs-illicites/les-lacunes-de-la-legislation-suisse-les-fonds-ben-ali .
Les blanchisseurs ouvrent des comptes dans divers pays pour ensuite les alimenter avec l’argent acquis illicitement. Cette technique est largement utilisée, car elle rend la traçabilité des mouvements des fonds difficiles. De plus, les juridictions étant différentes d’un État à l’autre, la récolte de preuves suffisantes s’avère souvent compromise pour admettre l’illégalité des transactions.
Pendant longtemps, la Suisse a été une place de choix pour les blanchisseurs. La place financière helvétique fut fortement appréciée pour son secret bancaire qui rend les transactions occultes. Un terrain idéal pour le détournement de fonds et le blanchiment d’argent. Heureusement, suite à la crise financière des « Subprimes » en 2008, les règles du jeu ont quelque peu changé. La transparence et la communication entre les États sont aujourd’hui de mise.
En effet, d’abondantes réglementations ont été édictées ces dernières années à l’encontre des intermédiaires financières pour prévenir la criminalité économique. Pour en citer quelques exemples : les accords FATCA («Foreign Account Tax Compliance Act») lient les banques des pays signataires et exigent d’elles de fournir aux États-Unis les informations bancaires de leurs clients identifiés comme étant « US Person ». L’échange automatique de renseignements (EAR) est un autre accord plus récent, entré en vigueur début 2017, qui exige une communication entre les États signataires sur les biens financiers de leurs ressortissants à l’étranger 7Définition de l’échange automatique de renseignements sur le site de l’association suisse des banquiers. [Consulté le 25 septembre 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.swissbanking.org/fr/themes/fiscalite/echange-automatique-de-renseignements/ear .
Mouvements importants sur les comptes pour de grandes sommes
Plusieurs dizaines de millions de francs circulaient entre les différents comptes bancaires en Suisse. Cet argent provenait notamment de grands groupes internationaux et de partenaires d’affaires. De nombreux versements ainsi que des retraits étaient effectués en cash 8TPF, Cour des plaintes, arrêt du 19 novembre 2014, BB.2014.27 (considérant 3.1, page 3) .
Ce phénomène est observé dans la majorité des cas de blanchiment d’argent. Souvent l’argent ne reste pas longtemps sur le même compte. Il circule d’un compte à un autre afin d’entraver l’identification de la provenance illicite des fonds.
Réseau d’hommes de paille
Le président déchu disposait également d’un large réseau d’hommes de paille qui l’aidait dans ses agissements illégaux. Un grand nombre des membres de sa famille étaient impliqués. Ces hommes de paille détenaient des comptes bancaires à leurs noms et dirigeaient des sociétés offshore par le biais desquelles les fonds ont été blanchis.
Dans les cas de blanchiment d’argent des potentats, ceux-ci recourent à d’autres personnes qui agissent pour elles. En effet, les potentats occupent des positions politiques importantes et sont connus sur la scène internationale. Cette pratique permet d’assurer la discrétion et d’entraver l’établissement d’un lien entre les actes de corruption et la personne au pouvoir.
Contrôle de marchés publics et monopole exercé par la famille présidentielle sur l’économie du pays
Les marchés publics sont contrôlés par des membres de la famille du président 9TPF, Cour des plaintes, arrêt du 20 mars 2012, BB.2011.130, (considérant 2.2, page 4) . Durant son mandat présidentiel, le président a veillé à ce que l’économie du pays soit sous son contrôle.
Il a notamment « acheté » des médias qui, contre de l’argent, avaient comme mission de diffuser une bonne image du régime au pouvoir, autant sur le plan national qu’international. Chaque article « positif » publié était rémunéré par le gouvernement 10Article paru dans le Temps, Le livre noir des «journalistes amis» sous Ben Ali.[Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/monde/livre-noir-journalistes-amis-ben-ali .
De plus, d’autres marchés comme les télécommunications, l’audiovisuel, les terres agricoles ou encore les banques auraient également été aux mains de la famille présidentielle 11Article paru dans le Temps, Rapport sur l’ampleur du pillage par le clan Ben Ali. [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/monde/rapport-lampleur-pillage-clan-ben-ali .
Il est à noter que le contrôle des marchés publics est une stratégie très couramment utilisée par les potentats dans leur intention de détourner des fonds publics dans le but de s’enrichir.
Processus d’acquisition illicite de l’argent
Le président et ses acolytes ont principalement utilisé leur domination sur les marchés publics nationaux pour se procurer de l’argent. En effet, c’est à travers des prix surfaits, qu’ils se sont largement et illicitement enrichis.
Réseau de sociétés offshore
Des comptes détenus auprès des banques à l’international étaient aussi aux noms de sociétés offshore. En effet, un large réseau de sociétés a été mis sur pied pour recevoir et transférer plus loin l’argent illicitement acquis.
Des sociétés ont notamment été constituées au Panama avec des comptes bancaires en Suisse. L’ayant droit économique de ces sociétés était le neveu du président 12TPF, Cour des plaintes, arrêt du 9 décembre 2014, RR.2014.168 (partie en Fait : lettres D. et E., page 2) .
Des sociétés-écrans sont souvent ouvertes dans des pays connus pour être des paradis fiscaux. Ces sociétés n’ont souvent aucune activité commerciale propre et ne sont que des façades qui permettent aux blanchisseurs d’écouler les grandes sommes d’argent détournées.
Versements en cash et transferts illégaux de devises étrangères
D’importants montants transitaient en cash et des transferts illégaux en devises étrangères ont également été réalisés.
Ces mécanismes sont utilisés par les blanchisseurs afin de brouiller les pistes et de rendre la découverte de l’origine des fonds difficile. Les transactions de change peuvent aussi être utilisées pour les mêmes raisons.
Actif sur le marché de l’immobilier
Les fonds détournés, puis blanchis étaient ensuite investis sur le marché de l’immobilier. De nombreuses propriétés ont ainsi été acquises par Ben Ali et sa famille.
Durant le mandat présidentiel, la famille a notamment acquis plusieurs palais en Tunisie, mais également de nombreux terrains. Certains d’entre eux pour de modiques sommes (EUR 50) et d’autres pour des sommes plus onéreuses (EUR 50’000) 13Ref. 11 .
La famille présidentielle s’est également offerte une énorme bâtisse en Arabie saoudite où elle s’est confortablement installée après son exil début 2011.
En effet, le marché de l’immobilier est l’un des moyens fréquemment utilisé par les blanchisseurs pour écouler l’argent acquis illicitement en toute discrétion.
Vaste collection de pièces d’archéologie
L’ancien président serait également un grand collectionneur d’œuvres d’art et archéologiques. De nombreuses pièces archéologiques seraient exposées dans ses différentes propriétés immobilières 14Ref. 11 et Article paru sur Nawaat, un patrimoine spoilé, récupéré mais toujours en danger. [Consulté le 9 juillet 2020]. Disponible à l’adresse : https://nawaat.org/portail/2013/03/21/archeologie-un-patrimoine-spolie-recupere-mais-toujours-en-danger/ .
Le marché de l’art est aussi un moyen propice au placement d’argent mal acquis, car il est encore trop souvent dépourvu de contrôle et reste un marché fermé et réservé à un certain type de clients. En outre, les ventes aux enchères se déroulent souvent dans des cadres privées et les échanges se font de mains en mains et sont réglés au comptant. Cela signifie qu’il n’y a aucune traçabilité des transactions.
Finalement, nous pouvons constater que l’ancien président tunisien, Ben Ali, a fait preuve de ruse et de professionnalisme dans sa démarche de détournement de fonds publics. Pour arriver à ses fins, il a recouru à plusieurs des mécanismes usuellement employés dans le blanchiment d’argent. De plus, il a largement bénéficié de l’aide et de la complicité des membres de sa famille. La particularité qui ressort des pratiques mises en œuvre dans les pays arabes est la forte implication familiale dans l’opérat