Depuis plusieurs années, on constate que les intermédiaires financiers (ci-après, IF ) annoncent une pléthore de cas suite à un changement de législation, et ce afin de se « couvrir au cas où ». Ce phénomène impacte fortement le MROS qui, submergé de demandes, ne peut guère y faire face.
Le 5 mai 2024, la RTS rapportait1https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/un-nombre-record-de-denonciations-pour-soupcons-de-blanchiment-d-argent-en-2023-28490160.html. : « Un nombre record de dénonciations pour soupçons de blanchiment d’argent en 2023 […] le bureau n’est que partiellement équipé pour faire face à une nouvelle augmentation du volume des communications similaire à 2023 […] Ses effectifs et ressources techniques atteignent leurs limites […] face au nombre de dénonciations, le MROS n’est plus en mesure d’analyser et de traiter toutes les informations avec le même degré de précision. Il craint qu’avec cette augmentation des cas importants de blanchiment d’argent (BA) ne soient pas identifiés ».
Qu’en est-il réellement ? Y a-t-il vraiment un risque que des cas de blanchiment d’argent ne soient pas sanctionnés ?
La communication d’informations confidentielles
Introduction
D’où vient le droit de communiquer des informations qui sont confidentielles sans violer le secret professionnel ? Le code pénal suisse (CP)2Art. 305bis et Art. 305ter du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (Etat le 1er juillet 2024), (CP ; RS 311.0). réprime le blanchiment d’argent et sanctionne également le défaut de vigilance en matière d’opérations financières depuis 1990. Mais comment agit le législateur pour contrôler le respect de ces normes ?
Le droit de communiquer (Art. 305 ter al. 2 CP)
Afin de pouvoir réprimer le blanchiment, le législateur a tout d’abord donné le droit, en 1994, à un IF de communiquer aux autorités de poursuite les cas de clients à l’égard desquels il éprouvait des soupçons d’activités criminelles, sans pour autant faire l’objet de poursuite pour violation du secret professionnel3Message relatif à la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchissage d’argent dans le secteur financier (Loi sur le blanchissage d’argent, LBA) du 17 juin 1996.. Il s’agit de la première disposition en droit suisse qui a offert aux IF la possibilité de communiquer les cas de soupçons de blanchiment.
Plus concrètement, elle concerne les cas où les soupçons de blanchiment ont été évacués par des clarifications complémentaires mais pour lesquels il reste tout de même un malaise (ou les cas où l’IF est entré en contact avec un client douteux, mais sans entrer en relation d’affaire avec ce dernier).
L’obligation de communiquer (art. 9 LBA)4Art. 9 de la Loi sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, du 10 octobre 1997 (Etat le 1er mars 2024) (Loi sur le blanchiment d’argent, LBA ; RS 955.0).
Puis, sous la pression du GAFI et de ses voisins, la Suisse a encore renforcé son arsenal législatif en 1998 en ajoutant l’obligation de communiquer, afin d’augmenter les chances d’identifier et de poursuivre pénalement les personnes se dissimulant derrière des avoirs d’origine criminelle. Les IF doivent donc communiquer toutes les informations sur une relation d’affaire dès qu’elles ont un soupçon fondé que les valeurs patrimoniales concernées proviennent d’une infraction et que leurs clarifications complémentaires n’ont pas permis de lever le doute. L’article précise, pour le soupçon, qu’il s’agit d’un « signe concret », d’un indice. La jurisprudence, elle, a précisé la notion de soupçon fondé : un simple doute déclenche déjà l’obligation de communiquer5cf. les arrêts du Tribunal pénal fédéral SK 2017.54 du 19 décembre 2017 et SK.2014.14 du 18 mars 2015, consid. 4.5.1.1)..
Le système suisse, qui veut que les banques effectuent des analyses avant de communiquer leurs soupçons, est très différent de ses voisins européens. En effet, les IF d’autres pays communiquent de manière automatique une relation d’affaire à leur administration dès qu’un seuil financier est franchi (ex : le Canada)6Killian Chaudieu. A quoi sert le renseignement financier ? De la trace financière à la « fabrique de la criminalité » en Suisse et au Canada, Université de Lausanne, Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique, 2022, page 174.. C’était déjà le standard international au moment de l’adoption de la LBA au cours des années 90. La Suisse a voulu s’adapter à ses voisins et au GAFI7Groupe d’action financière. https://www.fatf-gafi.org/. pour recevoir plus de communications. Mais au lieu de passer au système inverse du seuil, notre législateur a introduit la notion de « soupçon ».
Nous avons donc une situation où les IF des pays européens effectuent peu d’analyses et communiquent dès qu’un seuil est atteint, et les IF suisses, qui eux font beaucoup d’analyses et communiquent seulement quand leurs vérifications complémentaires ne permettent pas de lever le doute. Cette différence s’explique quand on analyse dans quel contexte le MROS a été créé.
Création et organisation du MROS
Création
Le MROS (Money Laundering Reporting Office Switzerland) ou en français le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent , a été créé le 1er avril 1998 lorsque la LBA a introduit, pour la première fois en droit suisse, l’obligation de communiquer (dérivant du droit de communication prévu par le CP)8https://www.finma.ch/FinmaArchiv/gwg/f/dokumentationen/publikationen/gwg_auslegung/pdf/Broschuere_ f.pdf page 63.. Avant cela, les annonces partaient directement au Ministère public (droit de communiquer).
Lors des discussions pour la préparation de la LBA, les banques avaient gardé la main sur l’analyse :
- elles se méfiaient beaucoup de la centralisation bernoise; un petit bureau avec très peu de compétences correspondait à cette vision (une sorte d’autorité alibi – demandée par l’international et judicieux pour contenter ce dernier) ;
- en gardant la main sur ce qui était communiqué, le secteur privé évitait de trop renforcer/spécialiser le bureau. Un ancien collaborateur du MROS9Echange avec un ancien collaborateur du MROS. me disait qu’il lui était arrivé que des anciens chefs du service juridique leur demandaient de transférer directement les cas au MP de leur canton ». Ce qui montre qu’au début on se méfiait beaucoup du MROS.
- le législateur, sous forte influence du lobby bancaire qui s’imposait au parlement, ne souhaitait pas créer un bureau trop doté; l’analyse devait être prise en charge par le secteur privé et pas par le MROS qui devenait ainsi un simple bureau de transmission et de centralisation de l’information;
- on croyait encore fortement au secret bancaire.
Organisation
Le MROS est une autorité administrative qui agit comme un filtre entre les intermédiaires financiers (ex : les banques) et les autorités de poursuite pénale. Il fait partie du Département fédéral de justice et police (FEDPOL) qui, en 2023, compte 1055 collaborateurs, dont 59 travaillent pour le MROS contre 4 en 1998. En faisant également partie du groupe Egmont10https://egmontgroup.org/., le MROS jouit d’une indépendance opérationnelle.
Le MROS est organisé en 6 domaines11Rapport annuel 2023, Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), Mai 2024, page 43 (https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/jb.html). dont celui de la PA (Analyse primaire) qui est responsable de l’enregistrement et de la préparation de toutes les communications entrantes. Il prend en charge le tri des cas, les analyse globalement et les transmet aux autres domaines opérationnels d’analyse approfondie, à savoir le domaine OAB (=si la communication est de compétence fédérale) ou OAK (=si elle est de compétence cantonale).
Volume des communications et stratégie d’analyse du MROS
Nombre de communications
Jusqu’en 2016, le MROS parvenait à traiter toutes les communications de manière équivalente en respectant le délai légal de 20 jours (porté dorénavant à 40 jours). Ce temps est révolu car le nombre de communications ne cesse de battre des records et l’évolution des relations d’affaires signalées est impressionnante :
- Nombre de communications de soupçons de 2020 – 2023 : de 5’334 à 11’876 (+ de 122%), soit 43 communications par jour en 2023.
- Nombre de relations d’affaires signalées de 2014 – 2023 : de 1’753 à 21’400 (+1121%).
Aperçu des communications de soupçons (2013-2023)12EY & Kellerhals Carrard Compliance Summer Event, 18. Juni 2024, Generationenhaus Bern.
La plupart des communications proviennent des banques (90%) :
Communications par secteurs (2020-2023)13Rapport annuel 2023, Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), Mai 2024, page 21.
Cette situation, qui est amenée à durer selon le MROS, est due à plusieurs facteurs :
Le changement législatif
Depuis que le législateur a inscrit la notion de soupçon fondé dans la loi (art. 9 LBA), une notion déjà établie par le pratique et la jurisprudence, la Suisse a commencé à s’aligner sur ses voisins où l’on communique « pour un oui ou pour un non » (France : 186’556 déclarations de soupçons transmises en 2023 par le secteur financier et non-financier en augmentation de 15% par rapport à 2022)14https://www.economie.gouv.fr/files/2024-05/Tracfin2023_Web_0.pdf?v=1722352627..
Statistique relatives à l’utilisation du droit et de l’obligation de communiquer (2014-2023)15Rapport annuel 2023, Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), Mai 2024, page 23. :
Renforcement des sanctions pénales en cas de violation de l’obligation de communiquer (art. 37 LBA)
De plus en plus de responsables de la conformité issus des échelons inférieurs sont désormais appelés à rendre des comptes et les condamnations pour violation par négligence de l’obligation de communiquer ont également augmenté.16Entre 2014 et 2022, le DFF et le Tribunal pénal fédéral ont prononcé au moins 21 condamnations entrées en force. À la fin de 2022, 47 procédures étaient en cours (source : Strafrechtliche Verantwortlichkeit des Compliance Officers, exposé de Doris Hutzler du 8 juin 2023 à l’occasion de la 14e Journée du droit pénal économique de l’Europa Institut an der Universität Zürich), https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/ fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/jb.html (Rapport annuel MROS 2023 page 8).
Sociétés d’audit et organes de révision internes plus sévères
Ils ont tendance à apprécier plus sévèrement le respect des exigences prudentielles en matière de blanchiment d’argent. Cela est dû au renforcement général des dispositifs de surveillance, de la lutte contre le blanchiment et à une plus grande focalisation des médias sur le secteur de l’audit.
Selon le rapport du MROS 2023, une augmentation des communications est encore à prévoir. Le MROS indique que ses effectifs et ses ressources techniques actuelles atteignent leurs limites. L’application de l’approche fondée sur les risques permet certes de gérer cette hausse en renforçant les critères de prise en charge. Mais le risque est que la décision d’analyser de manière approfondie une communication de soupçons ne pourrait bientôt plus que dépendre des ressources et non plus des risques.
Approche basée sur les risques
La stratégie du MROS est passée « d’une communication, une analyse et une décision (de transmission ou non aux autorités de poursuite pénale) » à une approche fondée sur les risques (voir schéma ci-dessous )17EY & Kellerhals Carrard Compliance Summer Event, 18. Juni 2024, Generationenhaus Bern..
Le MROS utilise une matrice de tri qui prend en compte certains critères clés comme18Echange avec un collaborateur actuel du MROS. :
- la gravité de l’infraction présumée
- la hauteur des sommes concernées dans les transactions
- les montants des fonds concernés
- le statut de(s) personne(s) concernée(s), le pays concerné
- etc.
L’actualité, les méthodes de blanchiment identifiées et les risques pour la réputation de la place financière sont prises en compte. L’infraction préalable joue un rôle.
À l’entrée dans le système d’information, les données sont triées et envoyées soit en analyse approfondie soit simplement stockées dans le système en attendant d’être potentiellement réactivées par des informations arrivant postérieurement. La granularité de l’analyse, de superficielle à approfondie, varie selon l’approche basée sur les risques. Celle-ci est notamment basée sur l’infraction préalable au blanchiment, respectivement la lutte contre les organisations criminelles et terroristes et la lutte contre le financement du terrorisme.
Une affaire de corruption d’agents publics étrangers impliquant un PEP et présentant un solde millionnaire, sera très probablement confiée à un analyste qui :
- se tournera vers l’IF qui a fait la communication, et vers tous les autres IF qui ont participé aux transactions concernées19Art. 11a et ss. LBA. afin de recevoir plus d’informations,
- fera les demandes aux FIU étrangères20FIU, Financial Intelligence Unit, l’équivalent du MROS à l’étranger.
- utilisera les moyens et les recherches dans les bases de données du MROS21Art. 35a LBA. (exemples : vérification de l’index national de police, le casier judiciaire informatisé, etc.).
À l’inverse, une affaire d’escroquerie impliquant un produit criminel de CHF 200.- et où les auteurs de l’escroquerie, respectivement du blanchiment, sont à l’étranger, ne sera pas traitée de manière approfondie et restera stockée dans le système.22Pour 10 ans – voir l’art. 28 al.2 de l’Ordonnance sur le bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (état le 1er janvier 2024), (OBCBA ; RS 955.23).
Une information arrivant a posteriori (par exemple l’ouverture d’une procédure pénale à l’étranger pour l’infraction préalable dont le produit a pu être blanchi en Suisse) peut changer la priorisation et faire analyser de manière approfondie une affaire qui a priori était laissée en stock.
Echange avec des membres actuels et passés du MROS sur l’efficacité de son organisation
Il y a 2 points de vue qui s’affrontent :
- Ceux qui pensent que l’ancien système était plus efficace car il privilégiait la qualité. En effet, jusqu’en 2016, toutes les communications étaient analysées individuellement. Pour eux, le MROS est devenu un simple organisme de stockage de l’information dont le seul but est de donner satisfaction au GAFI et aux autres pays voisins car il permet de leur transmettre plus d’informations qu’avant (et c’est ce que les grands pays voisins privilégient). Leurs détracteurs pensent que l’ancien système permettait d’obtenir beaucoup de condamnations mais surtout des cas d’escroquerie faites par de petites mules en Suisse.
- Ceux qui pensent que le nouveau système, basé sur la quantité, est plus efficace car il permet de transmettre des dossiers d’une qualité supérieure (car ils sont beaucoup plus étayés que par le passé). En effet, les dossiers transmis en 2023 contenaient 1,8 communications au lieu de 1,423Rapport annuel 2023, Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), Mai 2024, page 24 pt 4.7.. Le MROS apporterait donc une plus grande valeur ajoutée car par le passé il agissait comme un postier, ne faisant que de transmettre aux autorités de poursuite. Leurs détracteurs pensent au contraire que le système est moins efficace car le nombre de dénonciations diminue (ce qui est le cas)24Rapport annuel 2023, Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), Mai 2024, page 20. Le nombre de dénonciations en 2023 (866) était en effet en net recul de 29,7% par rapport à 2022 (1232). mais surtout elles ne donnent plus de résultats visibles au niveau de la poursuite pénale :
En analysant les rapports du MROS de 2014 à 2018, on constate qu’une statistique sur le nombre de jugements y était publiée, mais que celle-ci n’est l’est plus depuis : 65 jugements en 2014, 70 en 2015, 108 en 2016, 169 en 2017 et 133 en 2018 (voir schéma).
Conclusion
Le système du MROS basé sur les risques est-il plus efficace aujourd’hui pour lutter contre la criminalité économique ? Selon moi, pour être efficace, il devrait détecter les vrais cas de blanchiment et contribuer aux enquêtes des procureurs.
Il est malheureusement très difficile de répondre à la question faute de statistiques claires à ce sujet. Ce qui est certain, c’est que le rôle du MROS a changé sous l’influence du GAFI et des pays voisins. Cela a conduit notre législateur à adopter l’obligation de communiquer pour augmenter le nombre de communications et ainsi permettre un meilleur échange au niveau international. Or, cette augmentation du volume a obligé le MROS à se réorganiser et à adopter une approche basée sur les risques.
J’estime que le système n’est ni plus ni moins performant. Il n’est juste pas assez efficace :
- Dans le cadre des « petites affaires », on ne condamne plus les petites mules. On entrave donc moins les escrocs dans leur activité criminelle25Killian Chaudieu, op. cit., page 184., mais surtout nous n’avons plus accès à des statistiques sur ce point depuis 2019.
- Dans le cadre des « affaires d’envergure », on transmet des dossiers plus complets mais, le plus souvent, pour des cas déjà connus des autorités de poursuite étant donné que la source première des dénonciations provient de sources externes26Killian Chaudieu, op. cit., pages 179 et 180. (articles de presse, plainte, etc.).
On se trouve donc en pleine métamorphose inachevée. On tend clairement vers le système de la quantité, comme nos pays voisins, mais sans avoir adopté le système de la communication automatique basée sur un seuil.
Ce système hybride fait que l’on multiplie les analyses à plusieurs niveaux (en 1er ligne les IF et en deuxième ligne le MROS), contrairement à nos voisins. Cela prend du temps et a un impact financier élevé pour les IF, mais l’absence d’un seuil rend le système peu clair et d’une efficacité discutable.
Pour avoir confiance dans le MROS on devrait avoir plus de communications sur la réussite réelle du travail effectué par tous les acteurs qui contribuent à la lutte contre la criminalité économique (les IF, le MROS et les autorités de poursuite pénale).