Corruption d’agents publics étrangers : quel impact sur les sociétés des pays en développement ?

Auteur
Etudiante du CAS IF
Thématique
Blanchiment d’argent, Corruption

La corruption est un phénomène ancien, apparu avec les premières formes d’organisation étatique. Elle génère des conséquences extrêmement néfastes à l’échelle mondiale. Elle est présente dans le secteur privé mais touche essentiellement des représentants de l’État. Elle se manifeste sous différentes formes et les termes utilisés pour la qualifier diffèrent d’une région du monde à l’autre. On parle « d’enveloppes brunes » en Angola quand nous disons « pots-de-vin »1MAUDUIT R.M. 2015. La corruption, fléau de l’humanité. ASPJ Afrique et Francophonie. p.2 https://www.airuniversity.af.edu/Portals/10/ASPJ_French/journals_F/Volume-06_Issue-1/editorial_f.pdf (consulté le 26.04.2025). dans nos contrées.

Le présent article s’intéresse à la corruption internationale. Il sied de préciser que sur ce plan, la corruption faisait peu parler d’elle avant les années 70. En effet, c’est le choc pétrolier de 1973-1974 qui a propulsé le phénomène dans une nouvelle ère. Afin de compenser l’importante charge des importations d’énergie et de s’implanter sur le marché des nouveaux riches, nouveau statut acquis par les pays producteurs de pétrole, une bataille s’est engagée afin de décrocher des contrats au Moyen-Orient par n’importe quel moyen. Les revenus générés par les exportations pétrolières ont été placés auprès d’institutions financières occidentales. Ces dernières se sont montrées peu exigeantes sur l’objet des prêts qu’elles ont consentis. Ce fut l’occasion, pour de nombreux dirigeants de pays en voie de développement de financer des projets sur lesquels ils allaient prélever d’importantes commissions avec la complaisance de leurs fournisseurs occidentaux. Ces derniers ont accepté ces exigences et les ont parfois même devancées. La libération des mouvements de capitaux et l’avènement de nouvelles technologies ont donné aux revenus générés par la corruption des moyens d’évasion et de recyclage2DOMMEL D. 2001. La corruption internationale au tourant du siècle p.79 à 85. Revue internationale et stratégique. https://shs.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2001-3-page-79?lang=fr  (consulté le 25.04.2025).. A ce titre, nous citons l’exemple de l’affaire Elf, ancienne société française d’extraction pétrolière, visée par une vaste enquête initiée dès 1995. Les investigations avaient permis de mettre en lumière un système de corruption qui avait été élaboré dès la fin des années 1960 au sein de la société et qui consistait à soudoyer les dirigeants des États dans lesquels Elf procédait à l’extraction du pétrole, notamment en Afrique de l’Ouest. A l’époque des faits, trois sociétés basées à Genève, Rivunion, Elf Aquitaine International et Elf-Trading étaient destinées selon le juge français de l’époque : « à payer, de façon occulte mais avec l’aval des plus hautes autorités de l’Etat, des commissions et à alimenter les comptes de décideurs africains dans le cadre d’un processus décisionnel centralisé et contrôlé »3Besson S. 2003. Elf, l’empire de la corruption. Le Temps. https://www.letemps.ch/opinions/elf-lempire-corruption?srsltid =AfmBOoo0OlO–YNjqaQhC8F60VrXpGGhGeJluGE9IcUMHNJPYySEN-Xm (consulté le 10.06.2025).. Ce système de commissions faisait l’objet de précautions méticuleuses visant à garantir le caractère hermétique de telles pratiques. Dans ce but et afin de bénéficier du secret bancaire, les comptes ont été ouverts en Suisse, au Liechtenstein et au Luxembourg. Les filiales d’Elf à Genève ont dépensé pour les bonus, soit des « droits d’entrée » qui permettent d’accéder à l’exploration et à la production, un peu moins de 100 millions de CHF en 1990 et plus de 200 millions de CHF en 1991. Quant aux abonnements, soit « une somme fixe par baril produit, versée par Elf-Trading aux autorités des pays producteurs, introduits après le choc pétrolier de 1979 », il pouvait avoisiner voire outrepasser les 100 millions de CHF par an uniquement pour le Gabon et le Congo4Ibid..

Jusque-là peu en vue, ce changement d’échelle braquera les projecteurs sur le phénomène de la corruption internationale et incitera les États à mettre en place des instruments et à élaborer des stratégies afin de de lutter contre la corruption.

La lutte contre la corruption

Sur le plan national

Sur le plan institutionnel, le Groupe interdépartemental de coordination sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (GCBF) a relevé dans son rapport d’avril 20195GCBF. Avril 2019. La corruption comme infraction préalable au blanchiment d’argent (rapport NRA), p. 7 https://www.cdbf.ch/wp-content/uploads/2019/07/20190710_ber-korruption-geldwaescherei-f_final1.pdf (consulté le 10.07.2025). que la corruption, notamment celle d’agents publics étrangers, représente, en tant qu’infraction préalable au blanchiment d’argent, une des plus grandes menaces potentielles pour la place financière suisse. Il a par ailleurs souligné que les actes de corruption d’agents publics étrangers, en tant qu’infractions préalables au blanchiment d’argent, ont fortement augmenté au cours de la décennie 2010-2019. Cette augmentation s’est également illustrée dans plusieurs grands scandales de corruption survenus à l’étranger durant la décennie 2010-2019 dont celui de Gunvor, société de négoce de matières premières à Genève. Elle a d’abord fait l’objet d’une condamnation par le Ministère public de la Confédération (MPC) : « Par ordonnance pénale du 14.10.2019, le MPC a condamné Gunvor (Gunvor International BV par sa succursale de Genève et Gunvor SA à Genève) au paiement d’un montant de près de CHF 94 millions, dont CHF 4 millions d’amende. En raison de graves défaillances dans son organisation interne, le négociant pétrolier n’a pas empêché, entre 2008 et 2011, la corruption d’agents publics de la République du Congo et de Côte d’Ivoire (art. 102 al. 2 CP en relation avec l’art. 322septies CP) ; corruption qui avait pour but l’accession aux marchés pétroliers desdits pays et qui a fait l’objet d’un premier jugement, le 28 août 2018, de la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (SK.2018.38) »6Communiqué publié par le Ministère public de la Confédération le 17.10.2019 news.admin.ch/fr/nsb?id=76725 (consulté le 27.05.2025)..

Selon le communiqué publié le 20.02.2025, la Cour des affaires pénales du Tribunal fédéral a reconnu un ancien employé de Gunvor coupable de corruption active d’agents publics étrangers : « elle a retenu qu’entre le 14 juin 2010 et le 14 décembre 2011, le prévenu, en tant que responsable en charge des aspects financiers liés au marché du Congo-Brazzaville, avait pris part, pour le compte de son employeur, à des versements corruptifs destinés à des agents publics de la République du Congo afin d’obtenir la conclusion de contrats en lien avec des livraisons de pétrole brut par une société étatique congolaise (SK.2023.40) »7Communiqué publié par le Tribunal pénal fédéral le 20.02.2025 https://bstger.ch/fr/media/comunicati-stampa/2025/2025-02-20/1458.html (consulté le 27.05.2025)..

Ces scandales, entre autres, ont affecté la place financière suisse, ternissant la réputation du pays8GCBF. Avril 2019. op.cit., p. 7,  https://www.cdbf.ch/wp-content/uploads/2019/07/20190710_ber-korruption-geldwaescherei-f_final1.pdf (consulté le 10.07.2025).. Dans son rapport annuel 2019, le MROS relève que la corruption (sans en détailler le type) représentait 24% des infractions préalable au blanchiment d’argent présumées9Rapport annuel MROS 2019 p.12 https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/publikationen.html consulté le 25.05.2025.. En revanche, dans son rapport annuel 2024, le MROS mentionne que seuls 2,6% des infractions préalables au blanchiment d’argent relevaient de la corruption (art. 322ter, 322quater et 322 septies, CP). Il apporte une précision en affirmant qu’entre 2020 et 2023, la corruption représentait une moyenne de 6,6% des infractions préalables au blanchiment d’argent10Rapport annuel MROS 2024 p. 18 https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/publikationen.html consulté le 25.05.2025 consulté le 25.05.2025..

Le Conseil fédéral dispose d’une stratégie contre la corruption 2021-2024 qui repose sur onze objectifs dont la réalisation passe par quarante-deux mesures. L’un des objectifs concerne la réduction au maximum des risques liés à la conformité et à maintenir des pratiques commerciales honnêtes même sur les marchés étrangers. Il y énumère notamment un certain nombre de mesures prises dans ce sens11Stratégie du Conseil fédéral contre la corruption 2021-2024 https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/publikationen.html/content/publikationen/fr/eda/schweizer-aussenpolitik/Strategie_BR_gegen_Korruption_2021-2024 consulté le 25.05.2025.. Cette stratégie a été élaborée par le groupe de travail interdépartemental pour la lutte contre la corruption (GTID) en concertation avec les milieux économiques et scientifiques de la société civile. Le 07.03.2025, le Contrôle fédéral des finances (CDF) a publié son évaluation sur l‘état d’avancement de la mise en œuvre de la stratégie précitée. Il a d’abord pointé la faible ambition et le caractère non contraignant de la stratégie qui, en plus, a été initiée sous l’effet de pressions externes. Malgré un cadre juridique, une base légale et des moyens institutionnels solides dans notre pays pour lutter contre la corruption, la coordination et l’efficacité des moyens présentés semblent faibles. De plus, l’atteinte des objectifs n’est liée à aucune mesure contraignante. Des résultats concrets ne peuvent être obtenus de la sorte et d’importantes modifications sont à apporter pour la prochaine stratégie concernant la période 2025-202812Evaluation de la mise en œuvre de la stratégie du Conseil fédéral contre la corruption 2021-2024 https://www.efk.admin.ch/fr/audit/mise-en-oeuvre-de-la-strategie-du-conseil-federal-contre-la-corruption-2021-2024/ consulté le 27.05.2025.. Dans son rapport sur la perception de la corruption 2024, Transparency International souligne le fait que la Suisse doit remédier aux points faibles de son dispositif de lutte contre la corruption afin de « lutter de manière systématique contre la corruption et garantir l’intégrité de la place économique et financière de la Suisse »13Communiqué de presse de Transparency International Suisse. Février 2025. La Suisse a besoin d’une trajectoire claire contre la corruption. https://transparency.ch/fr/korruptionsindex/corruption-perceptions-index-2024/ consulté le 10.06.2025..

Sur le plan international

Il existe trois principaux instruments juridiques internationaux en matière de lutte contre la corruption qui sont la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption des agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales du 17.12.199714RS 0.311.21 ; RO 2003 4343 ratifiée par la Suisse le 31.05.2000.,  la convention pénale du Conseil de l’Europe du 27.01.199915RS 0.311.55 ; RO 2006 2375 ratifiée par la Suisse le 31.03.2006. et la Convention des Nations unies contre la corruption du 31.10.2003 (CNUCC)16RS 0.311.56 ; RO 2009 5467 ratifiée par la Suisse le 24.09.2009..

L’impact sur les sociétés locales

Lorsque les agents publics d’un pays sont corrompus, que nos entreprises les corrompent et que simultanément, nos institutions politiques peinent à mettre en place des mécanismes de luttes efficients, la corruption peut régner dans le pays concerné. Partant de là, elle va altérer les activités de l’État, freiner la croissance économique et dégrader, d’une manière générale, la qualité de vie des citoyens. Les finances publiques se verront amputées d’une part des recettes fiscales si, par exemple, des législateurs corrompus accordent des avantages fiscaux contre rémunération et diminuent ainsi les recettes potentielles. Il se peut également que les autorités surpaient certains biens et services ou projets d’investissements. Cependant, son coût est supérieur à la simple addition des manques à gagner précités. Les estimations des Nations Unies sur les versements en pots-de-vin s’élèvent à 1000 milliards de dollars par an. En outre, toujours selon les Nations Unies, 2600 milliards de dollars sont volés en raison de la corruption. Ces deux montants représentent 5% du PIB mondial annuel17Outils technologiques de détection précoce de la fraude et de la corruption dans les marchés publics. Octobre 2020. https://www.banquemondiale.org/fr/events/2020/10/06/early-detection-of-fraud-and-corruption-in-public-procurement-through-technology (consulté le 11.06.2025).. En manipulant les dépenses et leur priorité, on retarde ou paralyse l’État dans son travail afin d’installer une croissance durable et inclusive. Les fonds publics peuvent être détournés de l’éducation, de la santé et de la qualité des infrastructures. Autant d’investissements qui seraient en mesure d’élever le niveau de vie de toute la population. D’un point de vue général, la corruption rend friable la confiance des citoyens envers l’État. La corruption peut se trouver dans tous les domaines mais elle se manifeste surtout dans le secteur des ressources naturelles, en particulier le pétrole et les mines18Mauro P., MEDAS P. et FOURNIER J.-M. Septembre 2019. Finances et développement. Le coût de la corruption. p. 26-27 https://www.imf.org/en/Publications/fandd/issues /2019/09/the-true-cost-of-global-corruption-mauro consulté le 27.05.2025.. Nous avons cité précédemment le cas de la société Gunvor mais nous pouvons également mentionner le cas de Glencore International SA, basée à Baar dans le canton de Zoug et active dans le commerce des matières première. Le 05.08.2024, la société a fait l’objet d’une condamnation par ordonnance pénale du MPC : « Glencore est condamnée au titre de sa responsabilité d’entreprise (art. 102 al. 2 CP au sens de l’art. 322septies CP) du fait de son absence de prise de quelconques mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour empêcher la corruption d’agents publics congolais par son partenaire commercial. Cette corruption par ce dernier est intervenue en 2011 en relation avec son acquisition de participations minoritaires au-dessous de leur valeur de la société minière nationale de RDC. Dans ce contexte, les actions minières ont été reprises par le partenaire commercial qui représentait en même temps des intérêts communs avec Glencore alors que celle-ci n’avait pas veillé à une gestion adéquate des risques en résultant. Le MPC condamne Glencore à payer une amende de CHF 2 millions ainsi qu’une créance compensatrice à hauteur d’USD 150 millions. Le fait que Glencore ait coopéré avec les autorités de poursuite pénale depuis l’ouverture de l’enquête en juin 2020 lui a permis de bénéficier d’une réduction de peine »19Communiqué publié par le Ministère public de la Confédération le 05.08.2024 news.admin.ch/fr/nsb?id=101995 consulté le 27.05.2025..

Conclusion

Sur le plan national, comme souligné sous le point 2, la Suisse dispose du cadre légal et institutionnel nécessaire afin de de lutter contre la corruption. Cependant leur application et leur coordination est encore chancelante et manque clairement d’efficacité. Des efforts doivent encore être fournis afin d’assurer une mise en œuvre effective.

Au-delà des mesures mises en place par chaque pays et au vu du caractère international de la corruption, il est primordial que les autorités de poursuites pénales de chaque État amènent leur contribution à une collaboration efficace. Si l’État étranger n’entre pas en matière afin de poursuivre pénalement son agent public corrompu, il sera d’autant plus compliqué pour les autorités de poursuites pénales suisses d’aboutir à des condamnations.  Il est également important de sensibiliser et de dialoguer avec les entreprises suisses qui sont ou qui pourraient être en cause dans de telles affaires20Rapport de gestion 2024 du MPC. P. 28. https://www.bundesanwaltschaft.ch/mpc/fr/home//taetigkeitsberichte/taetigkeitsberichte-der-ba.html consulté le 10.06.2025..

Ce n’est que main dans la main, en ciblant chaque acteur de la corruption et en mettant tout en œuvre pour augmenter la qualité de vie des citoyens dans les pays en voie de développement que nous pouvons espérer impacter positivement leur vie et ainsi leur permettre d’envisager un avenir plus stable et équitable dans leur pays.