De la pêche à la fraude

Auteur
Yann Kurzen, étudiant BSc in Business Law
Thématique
Criminalité environnementale, Fraude

De nombreux aliments non cultivables en Suisse font partie intégrante du large choix proposé dans nos rayons. Il arrive que ces produits d’origine étrangère présentent des lacunes dans la transparence de leurs traitements. C’est le cas du thon frais. Nécessairement importé, il fait l’objet d’une préoccupation sur l’origine parfois douteuse de sa coloration rouge. La marque indélébile de sa qualité subit une interrogation face l’ingéniosité des fraudeurs capables de développer des techniques afin de tromper les consommateurs. Des analyses effectuées par le laboratoire cantonal de Bâle-Ville1KANTON BASEL-STADT, KANTONALES LABORATORIUM, Illegale Färbung von Thunfisch nachgewiesen [en ligne]. 22.12.2021. [Consulté le 15.12.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.kantonslabor.bs.ch/nm/2021-illegale-faerbung-von-thunfisch-nachgewiesen-gd.html révèlent l’utilisation de produits chimiques tels que le monoxyde de carbone, des nitrites ou encore de la vitamine C afin d’obtenir un résultat visuel factice plus attrayant au détriment de sa qualité. Outre l’aspect visuel, des répercussions médicales et éthiques engendrent un intérêt particulier à approfondir cette thématique.

Une analyse des faits permettra de connaître les conséquences d’une coloration artificielle de la viande de thon destinée à la consommation. La déconstruction de cette problématique est nécessaire pour en saisir les éléments impliqués et établir un parallèle juridique.

En premier lieu, il est important de comprendre les raisons d’une coloration artificielle. Lorsqu’elle est fraîche, la viande de thon est rouge. Cependant, les tissus de cette viande s’oxydent très rapidement si elle n’est pas préparée et stockée d’une façon conforme. Si c’est le cas, sa couleur vire au marron ce qui traduit le début de l’oxydation. En conséquence, il est évident que son attrait esthétique devient repoussant et la qualité propre à la consommation est remise en question.

Pour garantir une grande compétitivité malgré la gestion d’un produit aussi exigeant, certains producteurs/intermédiaires souhaitent conserver  des thons qui ne répondent pas/plus aux exigences sanitaires comme relève un article de Europol2EUROPOL, 2018. Europol.europa [en ligne]. 16.10.2018 [Consulté le 15.12.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.europol.europa.eu/media-press/newsroom/news/how-illegal-bluefin-tuna-market-made-over-eur-12-million-year-selling-fish-in-spain : « The main risks for consumer health were due to the unsanitary conditions in which the fish was transported and stored ». Après une intervention chimique, ils falsifient le produit au détriment de sa fraîcheur tout en gardant un prix haut de gamme. Cela va même plus loin dans l’aberration sanitaire, car certains thons sont totalement impropres à la consommation, mais sont restaurés artificiellement par l’injection de monoxyde de carbone ou de nitrites. Un prix de vente supérieur peut ainsi être maintenu alors que ce dernier n’est plus corrélé avec sa qualité.

Cette mascarade n’est pas sans conséquence. Les produits utilisés pour « piquer » le thon peuvent varier. Dans les années 2000, le monoxyde de carbone était utilisé pour pallier l’oxydation de la viande3CHARRIERE, Roland, 2006. Lettre d’information n° 115 : contestation concernant le poisson traité au monoxyde de carbone, notamment le thon [support]. Bern : OFSP, 09.03.2006. . En revanche, après des contrôles sanitaires, les fraudeurs ont adapté leurs méthodes en utilisant des nitrites. Cette composante présente certains risques puisqu’elle serait largement responsable de diverses maladies comme le cancer colorectal4ANSES, 2022. www.anses.fr [en ligne]. 12.07.2022. [Consulté le 16.12.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.anses.fr/fr/content/r%C3%A9duire-l%E2%80%99exposition-aux-nitrites-et-aux-nitrates-dans-l%E2%80%99alimentation. De plus, l’utilisation de l’acide ascorbique (vitamine C) après l’injection de nitrites permet de masquer cette dernière lors d’analyse en laboratoire5Réf. 1.. Cela complique inévitablement sa détection et donc son contrôle. Le laboratoire de Bâle relève donc que les techniques de dissimulation de ces produits se complexifient. Néanmoins, ces efforts semblent être payants, car d’après Europol, le marché illégal de viande de thon est deux fois supérieur à celui du thon légal6Réf. 2..

En résumé, une viande apparemment pas ou plus en mesure d’être consommée est artificiellement teintée à l’aide de produit controversé. Cette manipulation permet une vente d’un produit de qualité trompée. Cela offre de multiples points d’appui d’infractions en droit suisse. Bien que les noms de ces sociétés probablement basées à l’étranger restent inconnus, il est intéressant d’étudier la question juridique des entreprises suisses qui en font commerce.

De manière globale, sur la base de l’art. 2 al. 1 let. c. de la Loi sur les denrées alimentaires7Loi fédérale du 20 juin 2014 sur les denrées alimentaires et objets usuels (Loi sur les denrées alimentaires, LDAI ; RS 817.0), cette dernière est applicable dans le cas de la vente de thon illégale. Certes, des parties situées à l’étranger sont invoquées ; néanmoins, l’importation de la viande de thon dans nos supermarchés vient témoigner de l’applicabilité de la LDAI.

L’art. 7 al. 1 LDAI délimite que seules les denrées alimentaires sûres peuvent être mises sur le marché suisse. L’art. 2 LDAI apporte des précisions supplémentaires en exigeant que les denrées ne soient pas préjudiciables pour la santé (art. 7 al. 2 let. a LDAI) et qu’elles ne soient pas impropres à la consommation humaine (art. 7 al. 2 let. b LDAI). Or, dans le cas de la viande de thon, celle-ci fait souvent objet de contestations dû à la teneur non autorisée de produits comme le monoxyde de carbone ou de vitamine C (dissimulant une utilisation de nitrites) à la suite d’une oxydation prématurée. La viande combine à la fois l’aspect impropre à la consommation et aussi le côté préjudiciable pour la santé.

De plus, l’art. 18 LDAI vise à protéger le consommateur contre la tromperie en garantissant notamment une transparence vis-à-vis de la composition réelle des produits. En connaissance des examens effectués par le laboratoire cantonal de Bâle-Ville8Réf. 1. pour détecter l’usage volontairement masqué de nitrites, il est possible d’attester de la volonté réelle de tromperie de certains producteurs de viande de thon.

De ce comportement découlent différentes peines conformément à l’art. 63 al. 1 LDAI, notamment une peine privative de liberté de trois ans au plus. Dans le cas d’espèce, une utilisation non conforme de produits pour teinter la viande de thon est flagrante. Néanmoins, ces derniers ne sont pas formellement interdits dans l’usage alimentaire bien que des répercussions sur la santé soient démontrées. La frontière qui sépare la légalité de l’illégalité reste fine. C’est pour cela que les peines liées à l’entreposage ou la mise sur le marché de denrées dangereuses pour la santé par des acteurs suisses restent discutables.

Un élément qui reste central, mais également discutable est l’analyse sous le point de vue de l’escroquerie (art. 146 CP9Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (Code pénal, CP ; 311.0)). Pour les faussaires étrangers qui traitent la viande de thon frauduleusement afin de gonfler le prix, cela ne fait pas de doute. En effet, ils regroupent à la fois l’astuce sur la base d’un traitement artificiel ainsi que la dissimulation de faits vrais sur la fraîcheur de la viande.

En revanche, la chaîne d’approvisionnement est longue avant qu’un produit ne se retrouve sur nos étalages. Il est donc difficile de savoir si les revendeurs suisses de ces viandes savent ou devraient savoir que ces produits présentent des caractéristiques graves dans leurs compositions. Dans le cas où les magasins suisses ont conscience de la nature frauduleuse de la viande, ils pourraient être jugés sous le joug de l’escroquerie (art. 146 CP).

Toujours sous une logique d’un cas de conscience supposé des revendeurs suisses, la falsification de marchandises est présumable : (art. 155 CP) « Celui qui […] notamment en contrefaisant ou en falsifiant ces marchandises, aura importé, pris en dépôt ou mis en circulation de telles marchandises  sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus […] ». La viande est falsifiée, car les producteurs laissent croire, par une transformation chimique, à une valeur supérieure à celle qu’elle est en réalité. Elle est vendue sous un label de thon frais ce qui est manifestement erroné à la suite des traitements utilisés. Par conséquent, bien qu’un revendeur suisse ne soit pas l’auteur de la transformation, il reste néanmoins responsable de ses produits stockés et vendus. Cependant, cet article a une portée subsidiaire et n’est applicable que si aucune autre mesure plus sévère n’a été imposée.

En conclusion, l’opacité du marché de la viande de thon reste complexe dans l’identification des diverses parties et de leurs implications dans le processus alimentaire. Cependant, un revendeur suisse engage sa responsabilité sur ce qu’il importe, stocke et vend. Il est donc de son devoir de s’assurer que les produits sont conformes aux normes sanitaires et que l’étiquetage offre une transparence complète. Dans le cas contraire, ils se heurtent à des comportements illégaux et condamnables.

Sur la base de cet exposé, cet article révèle le risque de la mondialisation sur un des besoins les plus importants : l’alimentation. Ce document expose la teneur grave du manque de transparence dans ce que la population consomme. Cependant, il est difficile de trouver le responsable. Le consommateur veut continuellement des produits frais qui viennent de l’autre bout du monde et le producteur s’acharne à fournir l’impossible pour rester compétitif, même si cela se fait au détriment de la qualité.

Heureusement, des organisations à travers l’Europe se mobilisent pour enquêter et dénoncer ces activités. De l’Europol en passant par divers Instituts comme le laboratoire Cantonale de Bâle ou encore des associations nationales de sécurité alimentaire, tous s’efforcent de déceler ces business de l’ombre qui mettent en danger la santé et la confiance des consommateurs.