Evolution de la criminalité économique entre 2009 et 2023

Auteur
Olivier Beaudet-Labrecque, Doyen et Professeur associé et Renaud Zbinden, Collaborateur scientifique, ILCE
Thématique
Corruption, Criminalité bancaire et financière, Cybercriminalité et nouvelle technologie

La criminalité économique, parfois appelée criminalité financière ou criminalité en col blanc, désigne un ensemble de comportements délictueux qui se manifestent généralement dans le contexte de la vie économique, qui visent un enrichissement illégitime et qui excluent a priori l’utilisation de la violence 1Augsburger-Bucheli, I. & Tirelli, L. 2020. « De l’utilité d’une définition de la criminalité économique, de son usage et du besoin de s’en affranchir. » in: Perrin, B., Meylan, P., Fiolka, G., Niggli, M.A., et Riedo, C. (Eds). Droit pénal et criminologie : Mélanges en l’honneur de Nicolas Queloz. Helbing Lichtenhahn Verlag, Bâle, pp. 169-179 . Si le droit pénal suisse ne reconnaît expressément pas la notion de criminalité économique, il apporte quelques éléments de définitions en posant les bases des infractions relevantes.

Dans la perspective de recenser l’ampleur du phénomène en Suisse sur la base des informations statistiques disponibles, une série d’infractions du Code pénal ont été sélectionnées. Les résultats présentés indiquent les tendances générales dans l’évolution des phénomènes étudiés.

Sources de données

En matière de criminalité économique en Suisse, les sources statistiques fiables sont peu nombreuses. Le désormais célèbre « KPMG Forensic Fraud Barometer » 2KPMG AG. 2023. Forensic Fraud Barometer 2023. [https://kpmg.com/ch/en/home/services/advisory/forensic.html] paraît annuellement et donne une idée approximative de la problématique, mais se heurte à une méthodologie restrictive et quelque peu hasardeuse. Ses résultats se basent en effet sur les cas jugés par les tribunaux où le montant délictuel était de CHF 50’000.- ou plus et qui étaient médiatisés. En 2022 par exemple, KPMG a recensé 78 cas de criminalité économique, alors que selon les statistiques des tribunaux suisses 3Office fédéral de la statistique. 2023. Condamnations pénales des adultes en 2022 , il y a notamment eu 524 condamnations pour Abus de confiance (art. 138 CP), 135 condamnations pour Gestion déloyale (art. 158 CP) ou encore 2394 condamnations pour Faux dans les titres (art. 251 CP).

Il faut par ailleurs relever que les condamnations ne reflètent pas non plus le vrai visage de la criminalité économique. La condamnation est le résultat d’un processus en entonnoir. Pour illustrer ces propos, il est intéressant de relever le nombre d’infractions enregistrées par les corps de police suisses, qui constitue pour plusieurs cas la porte d’entrée du système pénal. En 2022, la police a enregistré 1781 cas d’Abus de confiance, 318 cas de Gestion déloyale et 4523 cas de Faux dans les titres 4Office fédéral de la statistique. 2023. Statistique policière de la criminalité 2022 . L’écart entre le nombre d’infractions enregistrées par la police et le nombre de condamnations démontre bien les différents défis rencontrés par les autorités de poursuite pénale dans leur mission.

Pour obtenir la vision la plus près de la réalité de l’ampleur de la criminalité économique en Suisse, les chiffres de la Statistique policière de la criminalité fournie par l’Office fédéral de la statistique constituent la source de données la plus fiable. Il est toutefois important de mentionner qu’un certain nombre de cas de criminalité économique ne sont pas traités et répertoriés par la police mais directement transmis aux autorités judiciaires compétentes. De plus, il faut préciser qu’une portion de la criminalité échappe à cette statistique : il s’agit de ce qui est communément appelé le chiffre noir, c’est-à-dire celle qui n’est pas reportée par les victimes ou encore qui n’est pas détectée par les autorités. Malgré cela, la Statistique policière de la criminalité fournit une indication générale sur les tendances des phénomènes criminels.

Evolution de la criminalité économique

La Statistique policière de la criminalité permet d’obtenir des données quantitatives sur le nombre d’infractions du Code pénal enregistrées par la police entre 2009 et 2023. L’équipe de recherche a sélectionné une série d’infractions du Code pénal pouvant être considérées comme de la criminalité économique selon les éléments de définition donnés en introduction. Les infractions retenues et les chiffres pour chacune de ces infractions sont disponibles de manière détaillée en annexe. Il est à noter que certains phénomènes assimilables à de la criminalité économique, mais relevant d’autres lois que le Code pénal, ne figurent pas dans les statistiques ci-dessous. En contrepartie, certains phénomènes qui s’éloignent quelque peu de la criminalité économique au sens strict, mais qui remplissent les conditions des infractions choisies sont inclus dans les statistiques présentées.
Comme le démontre le Tableau 1, il est possible d’observer une nette augmentation de 199% des infractions assimilables à de la criminalité économique enregistrée par la police entre 2009 et 2023.

Tableau 1

Ce résultat est à nuancer au regard des principales infractions responsables de cette hausse. La montée des cas d’escroqueries est en partie liée à l’utilisation de cette disposition pénale pour qualifier des cas de cybercriminalité. En retirant les cas d’escroquerie des chiffres (Tableau 2), la hausse demeure importante : 157%.

Tableau 2

Il en est de même pour l’infraction d’Utilisation frauduleuse d’un ordinateur. En retirant les cas liés à cette disposition, l’augmentation demeure toujours importante : 121% (Tableau 3)

Tableau 3

Discussion et conclusion

Sur la base des chiffres disponibles, il est possible d’affirmer que les cas de criminalité économique portés à la connaissance de la police connaissent une hausse relativement constante depuis 2009. Cet état de fait est probablement dû à une augmentation du phénomène criminel, mais peut également être en partie dû à d’autres éléments en lien avec la justice, le travail des autorités et la propension des victimes à déposer plainte.

Quant aux montants impliqués, ceux-ci ne sont malheureusement pas disponibles, le préjudice concerné par ces différents cas n’étant pas recensé. Un travail d’analyse de la jurisprudence disponible permettrait d’avoir un ordre de grandeur, mais nécessiterait un travail conséquent pour un résultat approximatif. Sur la base des 78 cas recensés par KPMG en 2022, la perte financière est estimée à 581 millions de francs. Il s’agit évidemment de cas importants qui ne représentent pas l’ensemble des cas enregistrés par la police, mais uniquement la pointe de l’iceberg. Au vu des estimations d’études de victimisation de la population (voir par exemple le Crime Survey 2022 5Markwalder, N., Biberstein, L. et Baier, D. 2023. Opfererfahrungen und sicherheitsbezogene Einschätzungen der Schweizer Bevölkerung : Ergebnisse des Crime Survey 2022. Institut für Delinquenz und Kriminalprävention, ZHAW & Kompetenzzentrum für Strafrecht und Kriminologie, Universität St. Gallen ou l’étude nationale sur les abus financiers envers les seniors de Pro Senectute et de l’ILCE 6Cretu-Adatte, C., Beaudet-Labrecque, O. et Bunning, H. 2023. Abus financiers : Les abus financiers commis à l’encontre des personnes de 55 ans et plus en Suisse. Pro Senectute Suisse. Zurich ), le véritable préjudice de la criminalité économique en Suisse se chiffre assurément en milliards.

Au vu des éléments statistiques disponibles, tout porte à croire que le nombre de cas de criminalité économique recensés continuera de croître dans le futur. La digitalisation de la société et de la vie économique fait la part belle à la criminalité économique, comme le démontre l’évolution des chiffres de certaines infractions. Un travail coordonné entre autorités, décideurs et académiques est nécessaire pour faire face à l’essor de ce fléau.

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    Augsburger-Bucheli, I. & Tirelli, L. 2020. « De l’utilité d’une définition de la criminalité économique, de son usage et du besoin de s’en affranchir. » in: Perrin, B., Meylan, P., Fiolka, G., Niggli, M.A., et Riedo, C. (Eds). Droit pénal et criminologie : Mélanges en l’honneur de Nicolas Queloz. Helbing Lichtenhahn Verlag, Bâle, pp. 169-179
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    KPMG AG. 2023. Forensic Fraud Barometer 2023. [https://kpmg.com/ch/en/home/services/advisory/forensic.html]
  • 3
    Office fédéral de la statistique. 2023. Condamnations pénales des adultes en 2022
  • 4
    Office fédéral de la statistique. 2023. Statistique policière de la criminalité 2022
  • 5
    Markwalder, N., Biberstein, L. et Baier, D. 2023. Opfererfahrungen und sicherheitsbezogene Einschätzungen der Schweizer Bevölkerung : Ergebnisse des Crime Survey 2022. Institut für Delinquenz und Kriminalprävention, ZHAW & Kompetenzzentrum für Strafrecht und Kriminologie, Universität St. Gallen
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    Cretu-Adatte, C., Beaudet-Labrecque, O. et Bunning, H. 2023. Abus financiers : Les abus financiers commis à l’encontre des personnes de 55 ans et plus en Suisse. Pro Senectute Suisse. Zurich