Faut-il mieux encadrer la publicité des influenceurs en Suisse ?

Auteur
Evan Lüthi, étudiant du MAS LCE
Thématique
Cybercriminalité et nouvelle technologie

Introduction

Bien que la Suisse compte un nombre d’influenceurs1 Veuillez noter que l’utilisation de la forme masculine dans cet article est une convention linguistique englobant tous les genres. relativement modeste par rapport à d’autres pays, leur représentation sur les principaux réseaux sociaux est estimée à environ 84’000 sur TikTok, 30’000 sur Instagram et 4’500 sur YouTube selon une enquête sur le marketing d’influence en Suisse en 2023 réalisée par l’agence BB®Switzerland et Click Analytic2https://agence-bb.ch/bb-lab/rapport-marketing-influence-2023/ [Dernière consultation 25.05.2023].. L’adoption définitive par le Parlement français, le 1er juin 2023, de la proposition de loi relative à la lutte contre les arnaques et les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux3Rapport sur la proposition de loi, modifiée par le Sénat, visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux (n°1194), n° 643. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/influenceurs_derives_reseaux?etape=16-CMP [Dernière consultation 04.06.2023]., pose les deux questions suivantes : quelles sont les lois et réglementations suisses en vigueur pouvant être appliquées aux activités des influenceurs ciblant une audience suisse en matière de publicité et, ce cadre légal est-il suffisant et adéquat ? Cet article a pour objectif de donner une vision globale des enjeux liés à la publicité des influenceurs et se limitera, par conséquent, aux lois et réglementations au niveau fédéral.

Qu’est-ce que le marketing d’influence ?

La problématique fondamentale ne réside pas dans les influenceurs eux-mêmes, mais dans le concept du marketing d’influence. Il est important de souligner qu’il n’existe aucune définition légale spécifique relative aux termes « influenceur » et « marketing d’influence » en matière de droit suisse. Le marketing d’influence peut être défini comme « une stratégie marketing permettant à une entreprise de faire la promotion de son produit ou service en s’appuyant sur la notoriété d’experts et de personnalités reconnues dans leur domaine, des influenceurs ou leaders d’opinion, afin qu’ils diffusent le contenu de la marque à leur communauté »4Proposition de définition « marketing d’influence ». https://blog.hubspot.fr/marketing/techniques-perfectionner-marketing-influence [Dernière consultation 13.05.2023].. En d’autres termes, cette stratégie permet à une entreprise d’accroître non seulement sa visibilité, mais également de renforcer sa notoriété et d’adapter son message publicitaire à l’audience cible souhaitée.

Impact du marketing d’influence et abus des influenceurs

L’émergence de nouvelles technologies et l’avènement des médias sociaux ont profondément transformé le paysage de la publicité. Le marketing d’influence s’est imposé comme la stratégie de communication de prédilection pour les entreprises souhaitant cibler une audience spécifique. Cela soulève des préoccupations en ce qui concerne la transparence vis-à-vis d’un public de plus en plus jeune, mais également en matière de protection du consommateur en général. En effet, le marketing d’influence tend à rendre floue la distinction entre une publication relevant de la sphère privée et celle partagée dans le cadre d’une activité professionnelle. Cette confusion est accentuée par deux facteurs propres au marketing d’influence qui sont l’authenticité et la proximité des influenceurs avec leur communauté. Bien que le caractère authentique du message puisse susciter la controverse dans certains cas, c’est la perception de l’audience vis-à-vis du contenu partagé qui importe. Cette authenticité crée non seulement un lien de confiance entre l’influenceur et sa communauté, mais également un lien de proximité renforcé par un sentiment d’appartenance à une communauté ou d’identification à un influenceur.

Au vu de tout ce qui précède, le marketing d’influence ouvre la porte à de nombreux abus potentiels pouvant être commis par des influenceurs. En effet, cette proximité émotionnelle basée sur la confiance et l’authenticité engendre un engagement plus fort et une confiance plus ou moins aveugle envers eux. Une étude réalisée par la HEG Arc Neuchâtel à la demande de Promotion santé Valais5https://www.promotionsantevalais.ch/data/documents/Communiques/HEGARC-PSV-Youtube-CommuniqudePresse-vdef.docx-2.pdf [Dernière consultation 05.06.2023]., portant sur le phénomène du concept de Kids unboxing6Le concept de Kid unboxing vise à présenter des produits reçus de différentes industries via la création de courtes vidéos qui mettent en scène des enfants découvrant, utilisant ou présentant ces produits., vient confirmer non seulement que la publicité n’est pas perçue comme telle, mais aussi que le marketing d’influence a un impact sur le comportement des consommateurs. Ces résultats sont d’autant plus inquiétants que la cible est un public jeune et vulnérable, composé d’enfants de 4 à 13 ans.

Situation actuelle de la législation suisse

Malgré le fait qu’il n’existe pas de cadre légal spécifique dédié aux influenceurs, ces derniers sont soumis à différentes lois et réglementations, notamment en ce qui concerne l’encadrement de la publicité à l’attention d’une audience suisse, afin de garantir la protection des consommateurs, la protection des mineurs, la propriété intellectuelle et l’absence de concurrence déloyale. Les principales lois fédérales régissant le marketing d’influence sont issues de la Loi fédérale sur les télécommunications (LTC)7Loi du 30 avril 1997 sur les télécommunications (LTC) ; RS 784.10., la Loi fédérale contre la concurrence déloyale (LDC)8Loi fédérale du 19 décembre 1986 contre la concurrence déloyale (LCD) ; RS 241., la Loi fédérale sur la protection des données (LPD)9Loi fédérale du 19 juin 1992 sur la protection des données (LPD) ; RS 235.1. et la Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA)10Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (Loi sur le droit d’auteur, LDA) ; RS 231.1.. Celles-ci peuvent également être complétées par des ordonnances ainsi que des lois cantonales pouvant être plus restrictives dans certains domaines tels que l’industrie de l’alcool ou du tabac par exemple. Il est toutefois précisé que d’autres lois non abordées dans le présent article peuvent être appliquées aux activités des influenceurs de manière plus générale.
La LTC joue un rôle crucial dans la règlementation du marketing d’influence. En effet, elle fournit un cadre général pour la réglementation des télécommunications en Suisse, étant précisé qu’en vertu de l’article 3 de cette loi, ses dispositions générales s’appliquent également à internet et aux médias sociaux. En tant qu’autorité compétente en matière de régulation des communications électroniques, l’Office Fédéral de la Communication (OFCOM)11Site internet de l’OFCOM. https://www.bakom.admin.ch/bakom/fr/page-daccueil.html. édicte des directives et recommandations juridiquement non contraignantes en se basant sur les lois en vigueur afin de les compléter.
En ce qui concerne la LCD, elle est l’une des principales lois régissant le marketing d’influence en Suisse. Toutefois, il est souvent reproché aux influenceurs de ne pas s’y conformer. En effet, les méthodes déloyales couramment dénoncées sont la publicité dissimulée12Voir l’art. 2 LCD « Principe ». et la publicité trompeuse13Voir l’art. 3 LCD « Méthodes déloyales de publicité et de vente et autres comportement illicites ».. En tant qu’organisme d’autorégulation de la publicité en Suisse, la Commission suisse pour la loyauté (CSL)14Site internet de la CSL : https://www.faire-werbung.ch/fr/. émet non seulement des règles et des recommandations à l’attention des professionnels actifs dans le domaine, mais veille également au respect des normes légales et éthiques. C’est pourquoi cette dernière a dû se prononcer en 2019, à la suite de plaintes15www.rfj.ch/rfj/Actualite/economie/Publicite-cachee-plainte-contre-des-influenceurs-acceptee.html. [Dernière consultation le 25.05.2023]. déposées par la Fédération alémanique des consommateurs16Fédération alémanique des consommateurs, en allemand, Stiftung für Konsumentenschutz (SKS)., concernant certaines publications de sportifs suisses. Il leur était reproché d’avoir effectué de la publicité dissimulée en ne mentionnant pas clairement le caractère commercial de leur publication. Bien que son jugement n’ait pas d’effet contraignant, la CSL joue un rôle essentiel dans l’autorégulation des pratiques publicitaires en Suisse. Swiss Olympic, en collaboration avec EY Sports Desk, a publié un document17www.swissolympic.ch/dam/jcr:8ec414d3-1622-431d-8604-cbfc7519732d/Influencer%20Marketing_FR.pdf. [Date de publication (PDF) : 2019]. (voir figure 1), à l’attention des sportifs suisses, précisant de quelle manière la mention publicitaire doit être indiquée sur les médias sociaux. Il va sans dire que les recommandations de ce « guide des bonnes pratiques » ne se limitent pas au domaine du sport.
La LPD établit quant à elle les dispositions à respecter en ce qui concerne la collecte, le traitement et la divulgation des données personnelles afin de protéger les utilisateurs. Dès que l’activité des influenceurs implique une éventuelle collecte de données, cette loi s’applique à eux. Par exemple, ils peuvent être amenés à organiser des concours ou à effectuer une redirection de leur publication vers des liens externes. Par conséquent, il est de leur responsabilité d’obtenir le consentement en amont et de communiquer de manière transparente quant à l’utilisation et la potentielle divulgation à des partenaires des données collectées. Ils doivent également veiller à ce que ces derniers respectent les dispositions de cette loi une fois les données transmises.
Enfin, la LDA offre une base légale en matière de protection de la propriété intellectuelle, notamment en protégeant les auteurs contre l’utilisation inappropriée ou non consentie de leurs œuvres. Les influenceurs doivent veiller au respect de cette loi en n’utilisant pas, par exemple, de musiques, de visuels, ou autres contenus protégés sans autorisation.
En fonction de leur domaine d’activité, les influenceurs peuvent être également soumis à des lois spécifiques telles que la Loi sur les produits du tabac (LPTab)18Loi fédérale du 1 octobre 2021 sur les produits du tabac et les cigarettes électroniques (Loi sur les produits du tabac, LPTab) ; FF 2021 2327., la Loi fédérale sur l’alcool (LAlc)19Loi fédérale du 21 juin 1932 sur l’alcool (LAlc) ; RS 680., la Loi fédérale sur les denrées alimentaires et les objets usuels (LDAI)20Loi fédérale du 20 juin 2014 sur les denrées alimentaires et les objets usuels (LDAl) ; RS 817., la Loi fédérale sur les médicaments et les dispositifs médicaux (loi sur les produits thérapeutiques, LPTh)21Loi fédérale du 15 décembre sur les médicaments et les dispositifs médicaux (Loi sur les produits thérapeutiques, LPTh) ; RS 812.21. ou la Loi fédérale sur les jeux d’argent (LJAr)22Loi fédérale du 29 septembre 2017 sur les jeux d’argent (LJAr) ; RS 935.51..

Évolution de la législation en Suisse

Force est de constater qu’il n’existe actuellement aucun cadre légal visant à encadrer les médias sociaux en Suisse. En effet, le Conseil fédéral (CF) s’est prononcé sur cette question en 2017 dans son rapport complémentaire intitulé Un cadre juridique pour les médias sociaux23Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat Amherd 11.3912 du 29 septembre 2011, « Cadre juridique pour les médias sociaux » [Date de publication (PDF) : 10 mai 2017]. relatif au postulat Amherd 11.3912. Compte tenu des projets de réglementations en cours à cette date, il considérait qu’il n’était pas nécessaire de réglementer davantage ce média. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’un cadre régissant la publicité sur les médias sociaux fasse défaut. Si le législateur suisse maintient sa volonté de renoncer à mettre en place une réglementation contraignante, il conviendra d’étudier de plus près d’autres alternatives, telle que déléguer cette tâche à un organisme d’autorégulation.
Toutefois, on peut constater que la publicité, dans certains domaines, notamment ceux considérés comme sensibles, tend vers une réglementation ou une interprétation de la loi plus stricte afin de mieux protéger les consommateurs. Par exemple, la révision partielle24À la suite de l’initiative populaire « Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac ». https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20220213/initiative-populaire-oui-a-la-protection-des-enfants-et-des-jeunes-contre-la-publicite-pour-le-tabac.html. [Dernière consultation 31.05.2023]. de la LPTab, qui entrera en vigueur au cours de l’été 2024, entérine la volonté du peuple suisse de restreindre la publicité sur les produits du tabac sur internet et les médias sociaux. Concernant les boissons spiritueuses, l’Administration fédérale des douanes (AFD) a publié en 2019 un guide de la publicité25https://www.bazg.admin.ch/dam/bazg/fr/dokumente/abgaben/AAT/Werbung/Werbeleitfaden.pdf.download.pdf/Leitfaden%20Alkoholwerbung_v2_FR.pdf. [Date de publication (PDF) : 2019].. Il ressort de ce document que la LAlc est valable « pour les sites Internet et réseaux sociaux ciblant en premier lieu le public suisse » et que les influenceurs doivent également s’y conformer. L’AFD va encore plus loin en prenant position concernant la promotion des boissons spiritueuses par les influenceurs. Selon elle, cette pratique « devrait être interdite dans la majorité des cas, étant donné qu’elle associe la consommation de ces boissons à un mode de vie branché ».26Administration fédérale des douanes. (2019). Guide de la publicité, p. 25, paragraphe 5.9.2. Les jeux d’argent, quant à eux, sont réglementés de manière stricte par la LJAr entrée en vigueur le 1er janvier 2019.

Limite de l’application du droit suisse

Compte tenu du contexte international dans lequel évolue le marketing d’influence et comme l’a relevé le CF dans son rapport sur les médias sociaux mentionné précédemment, une problématique majeure relevée est la complexité de l’application du droit suisse au niveau international. Bien que théoriquement des influenceurs étrangers ou des expatriés suisses ciblant une audience suisse puissent être soumis à la législation suisse, il reste peu probable, dans la pratique, que des mesures concrètes soient prises à leur encontre en cas de violation de la loi. En effet, la nature transfrontalière de la publicité par le biais d’internet et des médias sociaux nécessite de mettre l’accent sur une coopération internationale. Un exemple concret est la révision totale de la LPD27Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur la protection des données (LPD) ; FF 202 7397. qui vise à garantir la compatibilité du droit suisse avec le droit européen en s’alignant aux exigences du Règlement général de l’Union européenne sur la protection des données (RGPD)28Règlement général sur la protection des données (RGPD) 2016/679. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32016R0679. [Dernière consultation 31.05.2023]..

Conclusion

Le marketing d’influence étant un domaine relativement récent et en perpétuelle évolution, le législateur suisse ne semble pas pressé de légiférer spécifiquement sur le sujet et se contente de renvoyer aux dispositions existantes. Cela étant, l’idée d’élaborer un cadre général regroupant, au sein d’un même texte, l’ensemble des lois et réglementations en vigueur, actuellement très dispersées, semble pertinente et pourrait être bénéfique aussi bien aux influenceurs qu’aux consommateurs. En effet, cette mesure pourrait faciliter la compréhension et l’application de celles-ci par des influenceurs qui, rappelons-le, sont majoritairement jeunes et peu familiers avec les aspects juridiques. Une alternative, moins contraignante, évoquée précédemment, serait d’encourager l’adoption volontaire de bonnes pratiques par l’autorégulation. Dans tous les cas, une réflexion devra être menée en gardant à l’esprit le caractère international du marketing d’influence. A cet effet, il faudra surveiller l’évolution à l’échelle mondiale, afin d’être en adéquation avec d’éventuels cadres déjà en vigueur.

Figure 1 : Matrice de décision relative à la mention publicitaire sur les médias sociaux, Swiss Olympic en collaboration avec EY Sports Desk, 2019.