Fraude à l’assurance-maladie : la surfacturation des médecins

Auteur
Mikael Chaveiro, étudiant BSc in Business Law
Thématique
Fraude

Face aux coûts toujours plus exorbitants de la santé, la Suisse cherche des solutions pour que son système n’étouffe pas financièrement ses citoyens. En effet, selon Le Temps 1Gueniat, Marc, 2021. « Dissection des coûts de la santé en quatre questions ». Le Temps [en ligne]. 16 septembre 2021. [Consulté le 09 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.letemps.ch/suisse/dissection-couts-sante-quatre-questions : « […] les coûts de la santé sont assumés par la population à hauteur de 70%. » Le média swissinfo.ch précise que « [l]es coûts de la santé en Suisse augmentent si rapidement qu’ils mettent tout le monde d’accord : la situation ne peut pas continuer ainsi. » 2Bondolfi, Sibilla, 2018. « Le système de santé suisse, comment ça marche ? » SWI Swissinfo.ch [en ligne]. 20 août 2018. [Consulté le 09 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.swissinfo.ch/fre/societe/bref-aper%C3%A7u_le-syst%C3%A8me-de-sant%C3%A9-suisse–comment-%C3%A7a-marche–/44329336 .

Le système de santé suisse repose essentiellement sur l’assurance-maladie obligatoire, dite assurance de base. Ainsi, « […] chaque citoyen est obligatoirement couvert par l’assurance de base et paie des primes mensuelles à la caisse d’assurance maladie de son choix. » 3Ref. 2 Plus les individus consultent, plus l’assurance intervient. Les coûts de la santé augmentent de ce fait, ce qui impacte le montant des primes mensuelles d’assurance-maladie que la collectivité doit payer.

Les consultations des patients étant facturées à l’assurance de base par les médecins, nous sommes en droit de nous questionner sur la fiabilité et l’exactitude de ces décomptes. En effet, la rémunération des médecins par les caisses-maladie peut représenter une opportunité, pour eux, de s’enrichir frauduleusement. Nous exposerons ce phénomène dans cet article.

Problématique

En 2020, « [u]n généraliste qui pratiquait à Genève et Montreux et qui avait facturé indument aux assurances-maladie près de 2,8 millions de francs entre 2013 et 2016 a été condamné à 36 mois de prison, dont la moitié ferme. » 4KEYSTONE ATS, 2020. « Médecin et escroc par métier, il écope de 3 ans de prison ». Le Matin [en ligne]. 31 août 2020. [Consulté le 11 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.lematin.ch/story/medecin-et-escroc-par-metier-il-ecope-de-3-ans-de-prison-533269911194 . Ce médecin « […] avait surfacturé généreusement des prestations réelles, mais surtout facturé des prestations fictives ou des prestations qu’il n’avait pas le droit de réaliser. » 5Ref. 4 . Il a ainsi été « […] jugé coupable d’escroquerie par métier [et] faux dans les titres […] » 6Ref. 4 .

Il est aisé de comprendre, au vu des montants, que toute fraude commise par les médecins en surfacturant leurs soins contribue à l’augmentation des coûts de la santé. L’augmentation des primes d’assurance-maladie allant de pair, le citoyen en paiera le prix. Ces enjeux sociaux étant posés, il nous faut traiter des enjeux juridiques de ces agissements. Définissons, dans ce but, certains concepts.

Définition des concepts

Traitements économiques

L’article 32 alinéa 1 de la loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) 7Loi fédérale du 18 mars 1994 sur l’assurance-maladie (LAMal ; RS 832.10). [Consultée le 10 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1995/1328_1328_1328/fr précise que les prestations des prestataires de soins doivent être efficaces, appropriées et économiques. Mais que signifie économique ?

Jean-Louis Duc, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, le précise ainsi : « [l]es prestations diagnostiques et thérapeutiques doivent être […] économiques (établir une « juste » relation entre le but visé et les frais mis en œuvre […] comme le précise le Message du novembre 1991 concernant la révision de l’assurance-maladie ad article 26 du projet de loi. » 8Duc Jean-Louis, (2) Traitements non économiques et polypragmasie – rapports entre les articles 56 et 59 LAMal. Tribunal fédéral, IIe Cour de droit civil, Arrêt du 15 janvier 2015, Tf 9C_535/2014, Arnold F.Rush (édit),  Aktuelle Juristische Praxis (AJP) 2015, p. 1204. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.swisslex.ch/doc/clawrev/c7c2f94c-4f54-431a-b650-60672e1baa8c/source/hitlist-search .

Polypragmasie

Deuxièmement, la violation du caractère économique des soins selon l’art 32 al.1 LAMal a été définie par le Tribunal fédéral : « [i]l y a « polypragmasie » (« Überarztung ») lorsqu’un nombre considérable de notes d’honoraires remises par un médecin à une caisse-maladie sont en moyenne sensiblement plus élevées que celles d’autres médecins pratiquant dans une région et avec une clientèle semblables, alors qu’aucune circonstance particulière ne justifie la différence de coût […] » 9ATF 119 V 448 considérant 4b. [Consulté le 12 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.swisslex.ch/doc/claw/7b22e251-8627-4d6a-9da9-a9a0cdb34ff5/source/deep-link .

Les bases légales

Les sanctions financières et administratives

La LAMal régit l’assurance-maladie sociale selon son art.1 al.1. Elle comprend l’assurance obligatoire des soins et une assurance facultative d’indemnités journalières. L’art 1a al.2 LAMal précise que l’assurance-maladie sociale alloue des prestations en cas de maladie, d’accident et de maternité.

La polypragmasie est réprimée aux articles 56 et 59 LAMal. En effet, selon Maître Gabriel Avigdor 10Avigdor Gabriel, Médecins non-économiques-conséquences de la polypragmasie, NTIC Droit & Nouvelles Technologies 2018. [Consulté le 13 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://ntic.ch/medecins-trop-chers-polypragmasie/ , elle entraîne les conséquences suivantes pour le médecin qui ne respecterait pas le caractère économique des prestations :

  • Refus de rémunération des prestations qui dépassent ce qui est exigible (art. 56 al.2 LAMal)
  • Obligation de restituer les montants indus perçus (art 56 al.2 et 59 al.1 let.b LAMal)
  • L’avertissement (art. 59 al.1 let.a LAMal)
  • L’amende (art. 59 al.1 let.c LAMal)
  • La récidive entraîne une exclusion temporaire ou définitive de toute activité à la charge de l’assurance obligatoire des soins (art. 59 al.1 let.d LAMal)

Les sanctions pénales

Dans la LAMal

Maître Gabriel Avigdor mentionne 11Ref. 10 , pour l’aspect pénal, l’art. 92 al.1 let.b LAMal. Cet article précise que : « quiconque obtient pour lui-même ou pour autrui, sur la base de la présente loi, une prestation qui ne lui revient pas, par des indications fausses ou incomplètes ou de toute autre manière, sera puni d’une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus. » Le médecin qui tire un gain d’une surfacturation injustifiée entre dans le champ d’application de cette base légale.

Dans le Code pénal suisse

Le médecin peut également, en surfacturant des prestations, se rendre coupable d’escroquerie au sens de l’art. 146 al.1 du Code pénal suisse (CP) 12Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0). [Consulté le 13 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/54/757_781_799/fr : « celui qui, dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un enrichissement illégitime, aura astucieusement induit en erreur une personne par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais ou l’aura astucieusement confortée dans son erreur et aura de la sorte déterminé la victime à des actes préjudiciables à ses intérêts pécuniaires ou à ceux d’un tiers sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

Cette infraction se caractérise ainsi par la notion d’astuce. Le médecin doit vouloir tromper l’assurance de base en lui communiquant un décompte de prestations injustement surfacturé (affirmations fallacieuses). Selon les enseignements de Maître Ludovic Tirelli 13Tirelli Ludovic, 2017. Droit pénal économique HE-ARC – II. Infractions contre le patrimoine [PowerPoint] , l’astuce n’est retenue que lorsque la tromperie est imperceptible ou difficilement vérifiable par la victime. Il s’agirait par exemple de soins fictifs que le médecin surfacturerait. Ceci signifie que l’assurance de base doit être induite en erreur et ne pas pouvoir éviter la tromperie par des moyens simples. Cette tromperie doit amener la personne qui gère les finances de la caisse-maladie concernée à verser une rémunération au médecin (acte de disposition), ce qui lèse les intérêts pécuniaires de l’assurance. Le dommage se caractérise alors par la diminution de l’actif de la caisse-maladie concernée. Il est primordial qu’un lien de causalité existe entre la tromperie astucieuse, l’acte de disposition et le dommage.

En sus, l’article 146 al.2 CP prévoit une aggravation de la peine pour le médecin qui ferait métier de l’escroquerie. Le Tribunal fédéral définit la notion du métier ainsi : « […] [l]’auteur agit de manière professionnelle, lorsqu’en raison du temps et des moyens consacrés à son activité délictueuse, ainsi que de la fréquence des actes pendant une période donnée et des revenus espérés ou obtenus, il ressort qu’il exerce son activité délictueuse à la manière d’une profession. » 14ATF 116 IV 319. [Consulté le 14 décembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.swisslex.ch/doc/claw/0bd03c16-2c38-4f9b-bb8d-a9938b1af115/source/hitlist-search .

Conclusion

Cette thématique est particulièrement intéressante puisqu’elle a permis d’identifier d’autres facteurs pouvant augmenter les coûts de la santé en Suisse. Les médecins y contribuent, par leurs fraudes, peut-être plus gravement que nous l’imaginons.

Ce sujet est d’autant plus pertinent que, suite à l’acceptation de l’initiative sur les soins infirmiers le 28 novembre 2021, ces soignants vont pouvoir fournir des prestations de manière autonome et les facturer directement aux caisses-maladie. Ceci pourrait, à l’avenir, augmenter les cas d’escroquerie à l’assurance de base et accroître la criminalité économique.