Fraudes dans le domaine des assurances sociales : les détectives privés

Auteur
Juliana Milman, étudiante BSc in Business Law
Thématique
Fraude

Problématique

Contexte et définition des concepts

Au cours des dernières années, la lutte contre les fraudes dans le domaine des assurances sociales s’est intensifiée. Si ces fraudes engendrent des conséquences financières importantes pour les assureurs, cela va se répercuter également sur l’ensemble de la collectivité.

Par assurances sociales, on pensera notamment à l’assurance-invalidité, ou encore à l’assurance-accidents. En effet, la jurisprudence est très abondante en la matière et grâce aux différentes questions suscitées par les différents arrêts, on aboutira à une évolution de la législation helvétique, jusqu’alors lacunaire.

Au sens de l’article 28 alinéa 2 de la Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA ; RS 830.1), celui qui fait valoir son droit à des prestations doit fournir gratuitement tous les renseignements nécessaires pour établir ce droit. En outre, l’art. 31 LPGA précise que toute modification importante des circonstances déterminantes pour l’octroi d’une prestation doit être communiquée à l’assureur. Or, cela n’est pas toujours respecté et dans beaucoup de cas où il existe un changement progressif de la situation qui permettrait à un assuré de réduire son taux d’invalidité, voire de reprendre une activité professionnelle à temps plein, les prestations continuent à être versées indument. C’est dès ce moment que nous sommes en présence d’une fraude à l’assurance et qu’il faut mettre en place les moyens pour les prévenir, les cesser et réclamer le remboursement des montants versés en trop.

Délimitation des acteur·trice·s

Les principaux intéressés à ce sujet sont d’un côté, les offices d’assurance-invalidité cantonaux, les assureurs LAA et l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), qui défendent les intérêts de la collectivité et de l’autre, les assurés/ayants-droit aux prestations.

Développement

Selon Brehm (2019), les certificats médicaux constituent une base fiable pour déterminer la capacité de travail du lésé, mais il est possible que le dossier médical ne convainque pas. Dans ce cas, il est judicieux de mener des enquêtes, au besoin en recourant aux services d’un détective privé, qui pourra soit lever les doutes, soit les justifier.

À titre d’exemple, c’est depuis 2008 que l’AI entreprend des enquêtes par surveillance en tant que moyen de lutte contre la fraude. Rien qu’en une année après le lancement du dispositif, il en ressort qu’un cas de fraude sur huit est confirmé au moyen d’une surveillance. Si celle-ci peut être très efficace dans la lutte contre les abus, il reste néanmoins essentiel de déterminer la licéité d’une telle mesure, notamment pour les questions s’agissant de la protection de la sphère privée des assurés.

Bases légales pertinentes

Champ d’application, but et enjeux sociaux et juridiques

La protection de la sphère privée est un droit fondamental garanti par l’art. 13 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse (Cst. ; RS 101). Pour qu’il y ait restriction d’un droit fondamental et pour qu’une surveillance soit admise, il faut respecter les quatre conditions prévues par l’art. 36 Cst.

La première condition imposée par l’art. 36 Cst. – l’existence d’une base légale – renvoie à l’art. 43 al. 1 LPGA, en relation avec l’art. 28 al. 2 de cette même loi. En outre, l’art. 59 al. 5 de la Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI ; RS 831.20) stipule que « les offices AI peuvent faire appel à des spécialistes pour lutter contre la perception indue de prestations ».

Ainsi, la jurisprudence a déterminé que ces dispositions constituent des bases légales suffisantes pour l’observation par un détective privé dans un domaine privé librement visible sans autre par chacun (Arrêt 608 2013 147 du 30 avril 2015, IIe Cour des assurances sociales du canton de Fribourg). Bien évidemment, il est nécessaire de procéder à une pesée des intérêts, et ainsi, l’existence d’un intérêt public prépondérant (l’empêchement d’une escroquerie à l’assurance) emporte sur l’intérêt de la personne concernée à l’intégrité de sa personnalité (ATF 136 III 410). De ce fait, la violation à la protection de la sphère privée n’est pas illicite. De plus, il est important de soulever que la surveillance a « un caractère exceptionnel, puisqu’elle n’intervient que lorsque les autres mesures d’instruction n’ont pas abouti à un résultat concluant » (JdT 2010 I p. 191).

Lorsque des détectives procèdent à des actes de surveillance, ceux-ci sont tenus à respecter le cadre imposé par l’art. 179quarter du Code pénal suisse (CP ; RS 311.0) – la protection du domaine secret d’une personne – et ne doivent pas intervenir dans la sphère intime de l’assuré (JdT 2010 I p. 191).

En outre, le Tribunal fédéral considère que « lorsqu’un assureur a fait surveiller une personne par un détective privé de manière licite, l’art. 43 al. 1 LPGA en liaison avec l’art. 61 let. c LPGA constitue une base légale permettant à l’assureur d’utiliser les moyens de preuve concernés (rapport d’enquête et vidéocassette) » (ATF 132 V 241 consid. 2.5.1).

Potentielles lacunes juridiques

Le 18 octobre 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse dans le cadre de l’affaire Vukota-Bojic, pour violation de l’art. 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH ; RS 0.101), qui traite du droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour retient que le droit suisse ne dispose pas d’une base légale suffisamment précise pour justifier, dans le contexte de l’assurance sociale, l’ingérence dans la vie privée que représente l’observation par un détective privé (Dupont, 2017). Les assureurs sociaux disposent donc d’une large marge de manœuvre, ce qui n’est pas compatible avec la Convention.

L’art. 8 al. 2 CEDH précise que toute atteinte à la vie privée du citoyen doit reposer sur une base légale accessible à la personne concernée, et qu’ainsi, la mesure doit être prévisible, en particulier s’agissant de la manière dont sera observée la personne concernée, l’étendue de la surveillance, la durée, le motif, la responsabilité, la mise en œuvre, la supervision, ainsi que les voies de droit (Perez, 2018).

Le 2 août 2017, l’OFAS a émis une lettre circulaire (no 366) qui soulève que les offices AI ne peuvent plus procéder à de nouvelles observations tant que le législateur n’aura pas adopté une nouvelle base légale suffisamment claire et détaillée. Cette décision s’applique également aux mesures de surveillance en cours, qui ont été suspendues.

Suite à cette affaire, une réforme de la législation helvétique semblait inévitable. Cela a donc abouti aux nouveaux articles 43a et 43b LPGA, qui ont été acceptés par la population suisse lors de la votation populaire du 25 novembre 2018. Cependant, ces nouvelles dispositions ont soulevé de nombreuses critiques, notamment en raison de leur formulation très large, ouvrant la porte à une jurisprudence permissive (Dupont, 2019). Des doutes se sont prononcés concernant les lieux dans lesquels une observation pourrait être effectuée, ou encore sur les moyens techniques utilisables pour ce faire ou même sur les qualifications professionnelles des personnes habilitées à faire des observations pour le compte des assureurs sociaux.

Ainsi, le Conseil fédéral a adopté, le 21 décembre 2018, les dispositions d’exécution des nouvelles dispositions légales, qui se trouvent dans les art. 7a et suivants de l’Ordonnance sur la partie générale du droit des assurances sociales (OPGA ; RS 830.11). De cette manière, il est possible de déterminer la notion de « lieu librement visible depuis un lieu accessible au public » (art. 7h OPGA) et de proscrire l’utilisation de certains moyens techniques qui permettent d’améliorer les capacités auditives et naturelles de l’être humain (art. 7i OPGA). L’art. 7b OPGA prévoit les conditions professionnelles requises pour pouvoir procéder à de telles surveillances.

Les nouveaux articles de la LPGA et de l’OPGA sont entrés en vigueur le 1er octobre 2019, en fournissant donc une certaine sécurité aux assurés, qui savent exactement à quelles conditions et de quelle manière une surveillance peut être menée à leur encontre par les assurances sociales.

Avis personnel

Intérêt dans le choix de cette question

Si des cas de fraude à l’assurance sont régulièrement et depuis un certain temps exposés dans les médias, on en parle un peu moins des cas de surveillance menés par les assureurs sociaux au biais de détectives privés. Dans la mesure où les moyens techniques sont en constante évolution et où la protection des données devient de plus en plus essentielle pour les individus, il est important de s’intéresser à cette question et savoir de quelle manière les données collectées dans le cadre d’une surveillance peuvent être enregistrées et utilisées comme moyen de preuve.

Point de vue personnel en fonction de la recherche et de l’analyse sur la question (réflexion et critique personnelle)

Le sujet étant très vaste et riche en jurisprudence et doctrine, je n’ai malheureusement pas pu le développer en profondeur, même si les points traités exposent quand même la problématique en question et les solutions qui ont pu y être apportées.

Les questions suscitées par les différents arrêts que j’ai eu l’occasion de lire étaient souvent les mêmes et reposaient toujours sur l’absence d’une base légale assez claire en matière de surveillance. C’est grâce à l’arrêt Vukota-Bojic contre Suisse que les bases légales ont pu évoluer et donner des réponses assez claires à toutes les parties prenantes. De plus, cela permet de diminuer le nombre de procédures en justice. La décision de l’OFAS, d’arrêter toutes les mesures de surveillance en cours et futures jusqu’à l’entrée en vigueur d’une base légale assez claire et précise m’a paru bien réfléchie, dans la mesure où cela a laissé un temps de battement pour que les praticiens puissent s’adapter aux nouvelles normes.

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