Fraudes dans les états financiers. A quel organe la responsabilité ?

Auteur
Sandra Grangier, étudiante du MAS LCE
Thématique
Fraude

Lorsque des comportements frauduleux dans la comptabilité sont dévoilés, les réactions les plus courantes vont de l’étonnement à la stupéfaction, car rien n’était sorti des audits effectués par l’Organe de Révision.

Est-ce que le public attend vraiment de l’Organe de Révision qu’il vérifie tout et qu’il voie tout ? Et pourquoi ne se pose-t-il pas la question du rôle du Conseil d’Administration, de la Direction ou du contrôle interne lors de cas de fraude ? Nous pensons que l’« expectation gap », c’est-à-dire l’écart entre les aspirations du grand public à l’égard de l’organe de révision et son rôle réel, explique partiellement ce décalage, de même que la méconnaissance du rôle des différents organes d’une société 1Perruchoud Jean-Yves, 2021, Le rôle de l’auditeur face à la fraude, Mélanges en l’honneur de la professeure Isabelle Augsburger-Bucheli, Helbling Lichtenhanh .

Dans le cadre de notre analyse, nous nous concentrons uniquement sur la société anonyme. Nous allons tout d’abord rappeler les trois organes de la société anonymes et leurs compétences ; ensuite expliquer brièvement le rôle du contrôle interne et enfin, présenter la fraude comptable avant de finir par une brève conclusion.

Les trois organes de la société anonyme

Les trois organes sont, pour rappel, l’Organe de révision, le Conseil d’Administration et l’Assemblée générale. Ces organes ont tous la responsabilité des états financiers, mais à des échelons différents, avec des rôles et des obligations différents. Leurs droits et obligations sont régis par le Code des Obligation (CO), au même titre que les règles de la comptabilité commerciale et de la présentation des comptes 2Cochet-Sebastian N., 2018, Devoirs des organes des sociétés en relation avec le système de contrôle interne (SCI), L’investigation en entreprise, Presses polytechniques et universitaires romandes .

Nous allons revoir ci-dessous les compétences des trois organes en nous attardant un peu plus sur celles de l’Organe de Révision.

Compétences du Conseil d’Administration selon le CO

L’article 715a du CO stipule que chaque membre du Conseil d’Administration a le droit d’obtenir des renseignements sur toutes les affaires de la société. L’article 716a quant à lui cite les attributions intransmissibles et inaliénables du Conseil d’Administration, notamment sous le chiffre 3, de fixer les principes de la comptabilité et du contrôle financier ainsi que le plan financier pour autant que celui-ci soit nécessaire à la gestion de la société. Sous le chiffre 5, l’article cite les attributions du Conseil d’exercer la haute surveillance sur les personnes chargées de la gestion de l’entreprise, pour s’assurer notamment qu’elles observent les lois, les statuts, les règlements et les instructions données 3Ref. 2 .

Compétences de l’Assemblée Générale selon le CO

L’article 698 CO précise que l’Assemblée Générale des actionnaires est le pouvoir suprême de la société. Elle a, entre autres droits intransmissibles, celui d’approuver les comptes annuels et de déterminer l’emploi du bénéfice résultant du bilan, en particulier de fixer le dividende et les tantièmes.

Dans la pratique, bien qu’ayant le dernier mot sur les affaires de l’entreprise, elle joue donc un rôle secondaire dans le processus de contrôle. En cas de gros problème, elle est souvent mise devant le fait accompli, en particulier quand il s’agit de grandes structures comptant de nombreux petits actionnaires ne pouvant pas influer sur les affaires de l’entreprise.

Compétences de l’Organe de Révision selon le CO

Les articles 727ss CO concernent les droits et devoirs de l’Organe de Révision.

Il est rappelé que l’Organe de Révision doit être indépendant et former son appréciation en toute objectivité. L’article 728 CO précise les différentes vérifications que l’Organe de Révision doit vérifier notamment l’existence d’un système de contrôle interne et tient compte de ce dernier lors de l’exécution du contrôle et de la détermination de son étendue. 

L’article 728a CO précise un élément souvent peu connu du grand public : la façon dont le Conseil d’Administration dirige la société n’est pas soumise au contrôle de l’Organe de Révision ; et si le réviseur a des moyens de pression sur le Conseil, comme nous le verrons plus bas, il n’a pas la possibilité légale de lui imposer des mesures.

L’article 728b CO nous informe que l’Organe de Révision doit établir deux rapports distincts. Le premier, détaillé, est destiné au Conseil d’Administration et contient des constatations relatives à l’établissement des comptes, au système de contrôle interne ainsi qu’à l’exécution et au résultat des contrôles. Le deuxième est destiné à l’Assemblée Générale et contient entre autres une recommandation d’approuver, avec ou sans réserve, les comptes annuels et les comptes de groupe, ou de les refuser.

L’article 728c CO nous dit que si l’Organe de Révision constate des violations de la loi, des statuts ou du règlement d’organisation, il en avertit par écrit le Conseil d’Administration. Il est précisé que l’Organe de Révision informe également l’Assemblée Générale lorsqu’il constate une violation de la loi ou des statuts et si celle-ci est grave ou si le Conseil d’Administration omet de prendre des mesures adéquates après un avertissement écrit de l’Organe de Révision.

Nous nous permettons de rappeler que l’Organe de Révision est tenu au secret professionnel. A une exception près selon l’article 725 CO : si la société est manifestement surendettée et que le Conseil d’Administration omet d’en aviser le juge, l’Organe de Révision avertit ce dernier. C’est le seul cas où l’Organe de Révision est libéré de son devoir de secret professionnel. Et encore, il ne peut agir que si le Conseil d’Administration ne remplit pas ses tâches !

Contrôle interne

Un des rôles de l’audit interne est de prévenir ou de détecter les fraudes. En effet, l’audit interne contrôle, entre autres, les procédures et doit dans son approche d’audit prendre en compte le risque de fraude. Sachant que la fraude peut se produire, les procédures et méthodes de contrôle de l’auditeur interne sont davantage pro-actives. Grâce à un système de contrôle interne, les entreprises ancrent des mécanismes de surveillance efficaces dans leurs processus d’entreprise 4PWC, 2014, Gros plan sur la gestion des risques, consulté le 2 janvier 2022, Disponible sous https://www.pwc.ch/fr/publications/2019/Disclose21_fr.pdf .

Selon le Manuel Suisse d’Audit (MSA), le contrôle interne est un ensemble de principes et procédures prescrits par la direction d’une entreprise, servant à garantir une gestion des affaires correcte et efficace, à protéger les actifs, à empêcher ou à détecter des fraudes et des erreurs, à garantir l’exactitude et l’intégralité des enregistrements comptables ainsi qu’à compiler en temps utile les informations financières fiables, dans la mesure du possible. Il en ressort de cette définition que le Conseil d’Administration est responsable du contrôle interne, de sa mise en place et de son bon fonctionnement 5Castro Eric, 2016,  La fraude financière et le contrôle interne en entreprise : l’importance d’un SCI efficient pour optimiser l’identification des risques de fraude et réduire leur probabilité d’occurrence, consulté le 30 janvier 2022, disponible sous https://doc.rero.ch/record/277966/files/TB_Castro_Eric.pdf .

Fraude comptable

Selon la Norme d’Audit Suisse (NAS) 240, la fraude est un acte intentionnel. En conséquence, pour que l’acte soit considéré comme frauduleux et non comme une erreur, il faut impérativement qu’il y ait cette notion d’intention de nuire volontairement, ce qui rend plus la détection plus compliquée 6Ref. 1 .

En effet, la fraude peut résulter de procédés sophistiqués ou soigneusement organisés destinés à dissimuler les faits comme par exemple, la falsification de documents, l’absence délibérée de comptabilisation d’une transaction ou des déclarations volontairement erronées faites à l’auditeur 7Ref. 5 .

De tels agissements peuvent être encore plus difficiles à déceler lorsqu’ils s’accompagnent de collusions. Des collusions peuvent conduire l’auditeur à considérer qu’un élément probant est valide alors même qu’il s’agit d’un faux. La capacité de l’auditeur à détecter une fraude dépend de facteurs tels que l’habileté du fraudeur, la fréquence et l’ampleur des manipulations, le degré de collusion entourant la fraude, l’importance relative des montants en cause, ou le niveau hiérarchique des personnes impliquées 8IFAC, 2017, ISA 240, Les obligations de l’auditeur en matière de fraude lors d’un audit d’états financiers, consulté le 24 décembre 2021, disponible sous https://www.iaasb.org/publications/basis-conclusions-isa-240-auditors-responsibilities-relating-fraud-audit-financial-statements .

Bien que l’auditeur soit à même d’identifier des opportunités potentielles de fraudes, il lui est difficile de déterminer si des anomalies ayant trait à des éléments qui font appel à des jugements, tels que des estimations comptables, proviennent d’une fraude ou résultent d’une erreur 9Ref. 8 .

N’oublions pas que la comptabilité n’est pas une science exacte et il existe depuis toujours une certaine marge de manœuvre. Certaines cosmétiques du bilan telles que la dissolution de réserves plus justifiées afin de présenter un meilleur bénéfice à un investisseur potentiel ou lors de la négociation d’un crédit bancaire sont possibles et font partie des règles du jeu.

Et dans la réalité comment cela se passe-t-il ?

Comme nous l’avons vu ci-dessus, le rôle de l’Organe de Révision est limité et encadré par le Code des obligations et les normes d’audit suisses. Il consiste en gros à vérifier si les comptes annuels des entreprises sont conformes à la loi et aux statuts et si la société a bien un système de contrôle interne 10Buchs J-P., 2018, Réviseurs : coupable tout désigné, consulté le 24 décembre 2021, Disponible sous  https://www.bilan.ch/economie/reviseurs-coupables-tout-designes .

En cas de découvertes d’irrégularités, voire de délits pénaux, les réviseurs sont tenus d’en informer par écrit le Conseil d’Administration et, dans les cas graves, les actionnaires lors de leur Assemblée Générale. En effet, ils ne peuvent en aucun cas déposer une plainte pénale car ils sont tenus de garder le secret sur leurs constatations. Cela signifie que c’est à ces deux organes de prendre leurs responsabilités et, le cas échéant, d’actionner la justice. L’organe de révision est dépendant de la réaction et des mesures prises ou pas par le Conseil d’Administration 11Ref. 10 .

Que se passe-t-il pour l’organe de révision si le Conseil d’Administration n’agit pas malgré les informations reçues ? Les moyens d’actions de l’organe de révision sont limités et peuvent avoir de lourdes conséquences pour l’entreprise révisée. Démissionner ou informer l’Assemblée Générale impliquent que le grand public aura connaissance des faits, avec tous les dégâts potentiels pour la société révisée, que ce soit en termes d’image ou en dommages commerciaux et financiers. De plus, un réviseur trop offensif dans sa façon de faire pourrait aussi se voir fermer les portes d’autres potentiels clients.

Et si l’organe de révision démissionne, pourrait-il malgré cela se retrouver dans la position de complice 12Ref. 10 ?

Dès lors, serait-il envisageable lors d’infractions graves que l’Organe de Révision soit relevé de son secret professionnel et puisse reporter ses constatations à une autorité 13Ref. 10 ? Ceci permettrait aux Organes de révision d’être plus proactifs et de mettre une forme de pression sur les Conseil d’Administration, afin de les contraindre à exercer leur responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, clients et employés.

Dans un article paru dans Bilan, Pierre Aubert, procureur général du canton de Neuchâtel, dit que «le maître du secret est le Conseil d’Administration, qui n’aura pas toujours intérêt à ce que les infractions soient portées à la connaissance du Ministère public» 14Ref. 10 .

Conclusion

En cas de litige, les parties plaignantes s’en prennent régulièrement au réviseur pour exiger des dédommagements, car il est souvent le seul organe disposant de moyens financiers importants en raison de la couverture d’assurance souscrite pour exercer son activité 15Ref. 10 .

Or le Conseil d’Administration suit l’entreprise tout au long de l’année. Il n’est pas qu’un simple organe de contrôle dont le rôle est de superviser et de contrôler la direction générale mais il doit également jouer un rôle proactif. Il doit s’impliquer dans la gestion de l’entreprise, il doit avoir les compétences et le temps pour le faire. A lui d’implémenter une gouvernance d’entreprise basée, entre autres sur la prévention et la détection de la fraude. A lui également de cartographier les risques au sein de l’entreprise afin de les maîtriser et non de les subir 16Probst G., Klarner P., Kirchner M., Schmitt A., 2020, Gouvernance d’entreprise 4.0 | Le conseil d’administration prospectif, Deloitte & SBI. [Consulté le 26.10.2021]. Disponible à l’adresse : https://www2.deloitte.com/ch/fr/pages/audit/articles/corporate-governance-4.html .

Pour être membre d’un conseil d’administration d’une banque ou autres services financiers, il faut l’autorisation de la FINMA qui va approuver le dossier de la personne concernée afin de garantir une activité irréprochable.

Faudrait-il également introduire un système de qualification pour les membres du Conseil d’Administration des sociétés ?

Bibliographie supplémentaire

Bachmann S et Gerber R., 2005, Expectation gap falsche Erwartungen, Handelszeitung, 16.02.2005. [Consulté le 26.10.2021]. Disponible à l’adresse :  https://www.handelszeitung.ch/unternehmen/expectation-gap-falsche-erwartungen

Berndt T., 2017, Plus de lumière dans la boîte noire, PWC. [Consulté le 19.01.2022]. Disponible à l’adresse : https://www.pwc.ch/fr/insights/disclose/25/plus-de-lumiere-dans-la-boite-noire.html

Code des Obligations, Loi fédérale complétant le Code civil suisse, (livre cinquième : Droit des obligations), L’Assemblée fédérale de la Confédération Suisse, 1911 (CO, EO 27.321) Etat au 01.01.2022 https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/27/317_321_377/fr

EXPERTsuisse, 2013, Normes d’audit suisse (NAS) : Edition 2013, EXPERTsuisse, ISBN-ISSN 978-3-906076-11-9

EXPERTsuisse, 2014, Manuel Suisse d’Audit MSA, Edition 2014, EXPERTsuisse, ISBN-ISSN 978-3-906076-13-3