Je vous fais un prix ?

Auteur
Christophe Rochat, Etudiant du MAS LCE
Thématique
Autre

Parmi les jeux de questions entre amis, celui qui consiste à trouver les points communs entre différents éléments figure sans nul doute en haut du classement. Par exemple, entre un guacamole réussi et un procès gagné ? Entre un avion de chasse français des années 50 et une promesse de baisse des primes d’assurance maladie en Suisse ?

Si le concept porte la plupart du temps sur des questions ludiques et légères, il permet également de de mettre le doigt sur un constat général plus dérangeant. Ainsi, que peuvent bien avoir en commun des domaines d’activités aussi variés que les pianos1TRIBUNE DE GENEVE. « Pianos: Hug Musique paie cher l’entente sur les prix ». 17.04.2020. https://www.tdg.ch/pianos-hug-musique-paie-cher-l-entente-sur-les-prix-543561102069., le jambon2OUEST FRANCE. « Plus de 90 millions d’euros d’amendes à l’encontre d’un « cartel du jambon » ». 16.07.2020. https://www.ouest-france.fr/economie/plus-de-90-millions-d-euros-d-amendes-a-l-encontre-d-un-cartel-du-jambon-6908595., les parfums3LE TEMPS. « Firmenich et Givaudan soupçonnées d’entente sur les prix ». 08.03.2023. https://www.letemps.ch/economie/firmenich-givaudan-soupconnees-dentente-prix., la collecte et la gestion des déchets4L’AUTORITE DE SURVEILLANCE (FRANCE) « L’Autorité sanctionne plusieurs sociétés pour entente dans le secteur de la collecte et la gestion des déchets en Haute-Savoie ». 03.03.2022., le tabac5GENERATION SANS TABAC. « La justice belge poursuit quatre multinationales du tabac pour entente sur les prix ».06.10.2021. https://www.generationsanstabac.org/actualites/belgique-justice-poursuit-quatre-multinationales-du-tabac-pour-entente-sur-les-prix/., le marché du livre6CULTURE EN JEU. Prix unique du livre : un cartel peut en cacher un autre. Mai 2005. https://cultureenjeu.ch/papier/numero-6/prix-unique-du-livre-un-cartel-peut-en-cacher-un-autre/. ou encore les articles de sport7LE MONDE DU DROIT. « Entente verticale : Espace Foot sanctionné ». 20.10.2021. https://www.lemondedudroit.fr/affaires/274-concurrence-distribution/78011-entente-verticale-espace-foot-sanctionne.html. ?

Chacun d’entre eux, sans exception, a vu plusieurs de ses acteurs poursuivis (voire condamnés) pour pratique anticoncurrentielle, conséquence directe d’une entente illicite sur les prix de vente au consommateur. Et la liste est presque sans fin… Retour sur une pratique répandue dans l’économie mondiale, que tant les autorités que le politique peinent à endiguer.

Le prix : ses principes et ses déviances

Un accord sur les prix est illicite, car il limite le droit des consommateurs à un marché de libre concurrence, tel que défendu par la majeure partie des pays (dont la Suisse), des unions économiques (par exemple l’Union Européenne) et des organisations mondiales (telle que l’OCDE).

Dans l’avant-propos au volume II de son « Manuel pour l’évaluation de la concurrence »8ORGANISATION DE COOPERATION ET DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUES. « Manuel pour l’évaluation de la concurrence – Volume II : Guide ». https://www.oecd.org/fr/daf/concurrence/46891475.pdf., l’OCDE encourage une « vive concurrence », arguant qu’elle « peut améliorer la performance économique d’un pays, ouvrir des possibilités d’activité à ses citoyens et réduire le coût des biens et services dans l’ensemble de l’économie ». De plus, et tel que rappelé par l’Union Européenne dans les objectifs de sa politique de concurrence9TOUTELEUROPE.EU. « La politique européenne de la concurrence ». 01.08.2023. https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/la-concurrence-dans-l-union-europeenne/., une situation de libre concurrence incite les entreprises à innover (élargissement de l’offre de produits) et à améliorer la productivité, deux leviers participant à l’amélioration de la performance économique du pays, telle que citée plus haut.

Néanmoins, certains biais sont régulièrement introduits sur le marché par deux ou plusieurs acteurs, afin de limiter la libre concurrence à leur seul profit. Parmi eux : l’entente sur les prix, également appelé cartel de soumission. Dans une telle situation, la concurrence se trouve affaiblie et ce, au détriment des consommateurs. C’est cette dernière conséquence que les règles et les législations en place visent à combattre.

En effet, un cartel sur le prix implique, schématiquement, qu’un même produit ou une même prestation sera offert par plusieurs prestataires à un prix préalablement convenu. Dans une telle situation, il est reconnu que les prix augmentent pour les consommateurs, jusqu’à 45% de plus10COMMISSION DE LA CONCURRENCE. « Informations sur les accords de soumission ». https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/anzeigen/kontakt1.html., alors que l’innovation (et les investissements qui y seraient nécessaire) est limitée. Autant de facteurs qui permettent à certaines entreprises de survivre alors que, dans un marché libre, leur manque de performance et d’innovation entraineraient, à moyen terme, une disparition économiquement logique.

Les moyens de lutte

Que ce soit au travers d’initiatives locales ou grâce au soutien de l’OCDE, de nombreux pays sont désormais dotés d’outils de contrôle et de sanction11ORGANISATION DE COOPERATION ET DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUES. « Country reviews of competition policy frameworks ». [En ligne]. www.oecd.org/competition/countryreviews. dans le but de garantir un marché qui fonctionne sous un régime de libre concurrence.

Cependant, si les bases légales pour dénoncer, juger et condamner les cartels de soumission sont bien établies, les outils manquent pour identifier et mettre au jour ces derniers a priori. Dans les faits donc, les autorités agissent a posteriori, lorsque les conséquences de l’entente sur les prix ont déjà pénalisé les consommateurs.

Parmi les plus récents développements dans la mise au jour de cartels de soumission avant l’adjudication, il faut relever l’algorithme de comparaison développé par l’Université de Fribourg en collaboration avec la Commission de la Concurrence (COMCO), sur fond d’intelligence artificielle12UNIVERSITE DE FRIBOURG (CH). « Détecter les cartels à l’aide de l’intelligence artificielle ». 01.06.2023. https://www.unifr.ch/news/fr/29191..

Mais pour le reste, et au moyen de l’arsenal juridique dont elles disposent, les autorités comptent principalement sur des dénonciations pour mettre un terme à l’abus. Notamment celles émanant des sociétés directement impliquées dans le cartel. En effet, un des outils phare de la lutte contre les ententes sur les prix consiste en la clémence accordée par le régulateur au premier acteur qui dénonce ses camarades de jeu. Cette pratique, inspirée du modèle étasunien13US DEPARTMENT OF JUSTICE. « Leniency Program ». [En ligne]. https://www.justice.gov/atr/leniency-program., existe désormais tant en Suisse14COMMISSION DE LA CONCURRENCE. « Le programme de clémence ». [En ligne]. https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/anzeigen/le-programme-de-clemence.html. qu’à l’étranger15AUTORITE BELGE DE LA CONCURRENCE. « Cartels ». [En ligne]. https://www.abc-bma.be/fr/cartels. sous le titre de « programme de clémence ».

Les risques et les sanctions

Quant aux sanctions infligées aux entreprises condamnées, elles sont principalement administratives et, donc, pécuniaires ; les sanctions pénales n’interviendraient que dans un deuxième temps, et uniquement en cas de violation d’accords amiables et de décisions administratives16LOI FEDERALE SUR LES CARTELS ET AUTRES RESTRICTIONS A LA CONCURRENCE (LCart, état au 01.07.2023), art. 54..

En Suisse, le montant de la sanction est défini comme « pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires réalisé en Suisse au cours des trois derniers exercices sur le marché pertinent »17NOTES EXPLICATIVES RELATIVES A L’ORDONNANCE SUR LES SANCTIONS LCART (OS LCart), art. 3, 1er paragraphe. 26.02.2016.. Et ce, pour autant que l’amende ne menace pas la viabilité de l’entreprise18Ibid, art. 2, al. 2. (la même qui aurait donc pratiqué des prix surfaits) et que, finalement, l’entreprise ne soit pas celle qui bénéficie de l’action de clémence citée plus haut. Dans ces deux derniers cas, elle pourrait ne pas débourser un franc.

Il est donc légitime de douter du caractère réellement dissuasif des mesures en place. Ce d’autant que, si les sanctions liées ont gagné en importance au début des années 2000 atteignant, en Europe, 7.9 milliards d’Euros pour la période 2005-2009, elles semblent désormais stagner (8.2 milliards d’Euros sur 2015-2019)19EUROPEAN COMMISSION. « Cartels cases statistics English », point « 1.4. Fines imposed (adjusted for Court judgments) – period 1990 – 2023 ». 21.09.2023. https://competition-policy.ec.europa.eu/cartels/statistics_en.. En regard d’un commerce intra-européen d’environ 6’786 milliards d’Euros en 202120UNION EUROPENNE. « Faits et chiffres sur l’économie de l’Union européenne ». [En ligne]. https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/key-facts-and-figures/economy_fr., elles restent en outre d’un poids économique global tout relatif.

Quant au potentiel dégât d’image, il restera mineur pour les entreprises condamnées. Qui, aujourd’hui, se souvient des noms de sociétés incriminées ? Qui, alors, a boycotté une entreprise condamnée ? Ce d’autant que rares auront été les campagnes de presse à charge ; un simple article, dans un fil d’actualité, aura informé le lecteur de la condamnation.

Comme cité plus haut, Thierry Mugler, Armani et Kenzo, notamment, sont accusés d’entente illicite sur les prix dans le monde de la parfumerie. Un domaine certainement plus glamour que celui où ont été actifs Les Mousquetaires (amende de 31.7 mEUR), Fleury Michon (14.8 mEUR) et… la Coop (6.0 mEUR) notamment, condamnés, eux, en 2013, pour leur association dans le cartel dit « du jambon ». Mais le fait est que, dans les deux cas, les accords illicites se sont conclus au détriment des consommateurs finaux. Et que ces derniers ne leur en tiennent pas forcément rigueur.

Une pesée d’intérêts

En conséquence, la possibilité que de grands acteurs jouent au chat et à la souris avec le régulateur de la concurrence, au travers d’une pesée d’intérêts (gestion des risques), ne peut pas être écartée. A moins que l’importance du cartel en question soit telle que tant la politique que les commissions de concurrence semblent peu à même de lui dicter une conduite à suivre. C’est notamment le cas de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), cartel sur les prix par excellence21LE MONDE DIPLOMATIQUE. « OPEP ». [En ligne]. https://www.monde-diplomatique.fr/index/sujet/opep., mais parfaitement établi dans le paysage économique mondial, et désormais reconnue comme une « organisation intergouvernementale » dont la mission consiste notamment à pratiquer un « prix juste et stable »22REPRESENTATION PERMANENTE DE LA FRANCE AUPRES DE L’OFFICE DES NATIONS UNIES ET DES ORGANISATIONS INTERNATIONALES A VIENNE. « OPEP ». 05.07.2022. https://onu-vienne.delegfrance.org/OPEP..

Pour autant, et bien que le rapport de force entre les moyens à disposition des entreprises et ceux à disposition des régulateurs soit clairement en faveur des premiers, il serait faux d’abandonner le combat. Comme indiqué plus haut, nombre de pays membres de l’OCDE ont édité un catalogue de mesures pour lutter contre cette forme de criminalité économique. Et leur principal objectif est le maintien d’une saine concurrence, au profit des consommateurs à la fois de manière directe (les prix) et de manière indirecte (le développement globale et l’innovation).

Et en Suisse ?

La Suisse ne fait pas exception avec la Commission de la Concurrence (COMCO) et, notamment, la loi sur les cartels (LCart). Cette dernière, dans son article 5, alinéa 3, précise d’ailleurs ce qui est considéré comme la « suppression d’une concurrence efficace ». Il manque cependant des moyens (humains notamment) et un vrai pouvoir dissuasif afin d’assurer une réelle et entière libre concurrence.

Ce d’autant que, au-delà de ces considérations juridiques, la Suisse souffre de trois maux : premièrement, sa faible population (8.8m d’habitants au 31.12.202223OFFICE FEDERAL DE LA STATISTIQUE. « Effectif et évolution ». [En ligne]. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/effectif-evolution.html.) permet aux acteurs du marché d’arguer que peu d’économies d’échelle sont possibles ; ensuite, le pouvoir d’achat, parmi les plus importants au monde (8ème mondial en 202224WORLDDATA.INFO. « The 50 richest countries in the world ». 2023. https://www.worlddata.info/richest-countries.php.), encourage ces mêmes acteurs à pratiquer des prix élevés. Finalement, le faible nombre de prestataires sur le marché permet à ces derniers de maintenir les prestations (et l’innovation liée) au(x)niveau(x) qu’ils souhaitent.

Mais cette situation est définie comme un oligopole, et elle est parfaitement légale. En cela, elle n’a aucun point commun avec une entente cartellaire sur les prix. Sauf peut-être d’être également traitée à l’article 5 de la Loi sur les Cartels (LCart). Mais à l’alinéa 2.