Introduction
Alors que la justice pénale traditionnelle, dite rétributive, se concentre sur la condamnation de l’auteur d’une infraction et la fixation d’une peine/sanction prévue par la loi, un concept de justice complémentaire, dans certains cas même alternatif, centré sur les besoins des personnes impliquées (victime et auteur) semble se faire une place grandissante dans nos systèmes judiciaires. Il s’agit de la justice restaurative. Mais quelle est la place de cette forme de justice en Suisse ? Son application dans le contexte de la criminalité économique est-elle envisageable ?
Caractéristiques de la justice restaurative
La justice restaurative consiste à mettre la victime de l’infraction au centre des préoccupations et permettre l’ouverture d’un dialogue avec l’auteur. Le but recherché est de rétablir le lien social ou la confiance rompue, trouver une manière adéquate pour les deux parties de réparer le dommage et ainsi résoudre le conflit1« La justice restaurative pourrait faire son entrée dans le Code de procédure pénale », émission « Le 12h45 » du 23.03.2021, RTS Info, La justice restaurative pourrait faire son entrée dans le Code de procédure pénale – rts.ch – Suisse, consulté le 28.07.2023., 2« Justice restaurative, où en est-on en Suisse ? Interview de Anne Catherine Salberg », émission « Forum » du 11.04.2023, RTS, Forum – Justice restaurative, où en est-on en Suisse? Interview d’Anne Catherine Salberg – Play RTS, consulté le 28.07.2023., 3Messerli Myriam, « L’introduction d’une base légale en faveur de la justice restaurative pour les adultes en droit suisse », mémoire de Master, 2022, https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_823251F84CF1.P001/REF.pdf, consulté le 14.07.2023..
Pour entamer un processus de justice restaurative, deux conditions essentielles sont nécessaires. Premièrement, autant la victime que l’auteur doivent avoir donné leur consentement et exprimé leur volonté au dialogue. L’ensemble du processus sera ensuite encadré par un tiers neutre appelé « facilitateur »4Jaccottet Tissot Catherine, Kapferer Nils, Mona Marco, « Pour une justice restaurative en Suisse – Pistes de réflexion », AJP/PJA 9/2016, https://infoprisons.ch/wp-content/uploads/2020/11/bulletin_20_justice_restauative.pdf, consulté le 14.07.2023.. Deuxièmement, l’auteur doit reconnaitre sa responsabilité dans la commission de l’infraction tout en souhaitant trouver une solution de réparation5Haldimann Pascale, Jaccottet Tissot Catherine, Kapferer Nils, Moeschler Sophie, « Justice restaurative et médiation, une distinction qui s’impose », plaidoyer 05/2018, 2018, https://www.swissrjforum.ch/texte/Justice_restaurative_et_mA%CC%83%C2%A9diation,_une_distinction_qui_sa%CC%82–impose.pdf, consulté le 28.07.2023.. Les études menées jusqu’ici sur le sujet concluent que la justice restaurative apporte des bienfaits non seulement pour la victime mais également pour l’auteur. D’une part, la victime a l’opportunité d’exprimer comment elle a vécu l’infraction et quelles en sont les conséquences subies au quotidien, notamment sur sa santé psychologique. Elle a aussi l’occasion d’obtenir des réponses, comme par exemple les raisons pour lesquelles elle a été la cible de l’auteur6Idem réf. n°3.. Enfin, le dialogue permettrait d’atténuer le stress post-traumatique des victimes7Prof. Dr. Perrier Depeursinge Camille, « Justice restaurative en Suisse – Etat et perspectives », présentation au centre de droit pénal de l’UNIL, 2020, https://www.paulusakademie.ch/wp-content/uploads/2020/10/Camille-Perrier_Praesentation_Justice-restaurative-en-Suisse.pdf, consulté le 20.07.2023.. D’autre part, l’auteur a la possibilité d’expliquer les raisons de son acte et, dans certains cas, générer un sentiment d’empathie auprès de la victime. Il peut formuler des excuses et prendre réellement conscience de sa responsabilité8Idem réf. n°3.. Un constat intéressant a également été fait sur le taux de récidive lequel serait réduit de manière non négligeable par la pratique de la justice restaurative9Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), « Manuel sur les programmes de justice réparatrice, deuxième édition », Série de manuels de justice pénale, 2020, consulté le 04.08.2023..
En finalité, au contraire du rôle passif imposé par la procédure pénale classique, la justice restaurative permet aux parties de s’impliquer activement dans la résolution d’un conflit, tout en créant un réel sentiment de justice10Idem réf. n°3..
Etat de situation dans le monde et en Suisse
Les fondements de la justice restaurative trouveraient leurs origines avant la période coloniale dans divers systèmes judiciaires d’Afrique, d’Amérique du Nord et d’Océanie. Aujourd’hui, elle est pratiquée et institutionnalisée dans de nombreux pays, notamment chez nos voisins français et allemands11Naabarke Maurer Kim, Zanietti Mara, « Justice restaurative : La Suisse est-elle prête à franchir le pas ? », TOPO média étudiant de l’Université de Genève, article du 23.07.2021, Justice restaurative : la Suisse est-elle prête à franchir le pas ? – TOPO (topolitique.ch), consulté le 04.08.2023.. Le Conseil économique et social des Nations Unies a par ailleurs élaboré des « Principes fondamentaux » pour le recours à la justice restaurative, tout en encourageant les Etats membres à les intégrer autant que possible dans leurs systèmes juridiques nationaux12Idem réf. n° 9.. Il convient cependant de préciser que pour pratiquer la justice restaurative, une base légale y relative n’est pas une condition sine qua non. Ce processus restauratif peut donc être complémentaire ou indépendant d’une procédure de justice rétributive13Idem réf. n° 9..
Actuellement, la Suisse connait déjà une forme de justice restaurative institutionnalisée dans la procédure pénale des mineurs (art. 17 PPMin14Loi fédérale du 20 mars 2009 sur la procédure pénale applicable aux mineurs (PPMin ; RS 312.1).), sous la notion de « médiation pénale »15Idem réf. n° 11.. Pour les personnes majeures, de nombreuses discussions ont été menées au sein des Chambres fédérales durant les dernières années afin d’intégrer une base légale dans le Code de procédure pénale (CPP)16Code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (CPP ; RS 312.0).. Pour l’heure, aucune des propositions de texte n’a passé la rampe. La justice restaurative pour adultes reste donc un processus pratiqué sans base légale uniforme en Suisse. Plusieurs cantons règlent les processus de médiation dans leurs lois cantonales. Une introduction dans le CPP permettrait de légitimer son utilisation, d’y avoir recourt de manière plus systématique et uniformisée entre les cantons. Etant donné les résultats encourageants observés dans d’autres nations17Idem réf. n° 3., l’intérêt reste important dans notre pays. Les discussions se poursuivent à Berne afin de trouver la meilleure manière d’intégrer la notion de justice restaurative dans le CPP. En octobre 2021, une motion (n° 21.4336) a été déposée pour charger le Conseil fédéral de rédiger une base légale à ce sujet. La motion a été adoptée par le Conseil des Etats (14.12.2021), puis par le Conseil National (02.03.2022). Le dossier se trouve désormais sur la table du Conseil fédéral18Motion 21.4336, déposée le 19.10.2021, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20214336%3F, consulté le 28.08.2023.. Parallèlement, l’association « AJURES » œuvre depuis plusieurs années afin de promouvoir et accompagner les processus de justice restaurative en Suisse19Site de l’association AJURES, https://ajures.ch/, consulté le 20.07.2023.. Par ailleurs, l’association « AJURES » est partenaire de l’Université de Fribourg, laquelle va lancer une nouvelle formation continue sur la justice restaurative à l’automne 2023. Cette formation s’adresse aux médiateurs/-trices FSM20FSM = Fédération Suisse Médiation. ou personnes disposant d’un diplôme jugé équivalent21Site de l’UNIFR, https://www.unifr.ch/formcont/fr/formations/detail.html?cid=2632, consulté le 28.08.2023..
Justice restaurative : Oui, mais pour quels types d’infractions ?
Apporter une réponse précise à cette interrogation est difficile tant la littérature sur le sujet reste évasive sur l’éventail d’infractions et situations potentiellement adaptées à l’instauration d’un processus de justice restaurative. Il faut aussi tenir compte du fait qu’aucun conflit n’est pareil dès lors qu’il implique des personnes différentes avec des atteintes et besoins divers. Néanmoins, un des critères souvent retenu est celui des intérêts lésés par l’infraction. La justice restaurative semble ainsi particulièrement convenir lorsque la victime de l’infraction est atteinte dans son intégrité physique, sexuelle, psychique ou encore dans son honneur et que cette souffrance ne peut pas être uniquement compensée par le versement d’une somme d’argent22Idem réf. n° 3.. Dans le « Manuel sur les programmes de justice réparatrice – Deuxième édition », les Nations Unies évoquent également l’efficacité de la justice restaurative dans des cas de « crimes graves » tels que la violence dans les relations intimes ou envers les enfants, les crimes de haine et même les homicides23Idem réf. n° 9..
Applications et bénéfices possibles dans des cas de criminalité économique ?
Vu les considérations qui précèdent, la criminalité économique n’apparait, à première vue, pas comme le domaine le plus approprié à la pratique de la justice restaurative. En effet, dans le cadre économique et financier, une infraction implique généralement un dommage sur le patrimoine du lésé, lequel pourra être réparé ou compensé financièrement via une procédure au civil. De plus, si les éléments constitutifs d’une infraction contre le patrimoine sont remplis, la justice rétributive prononcera une peine ou sanction pour l’acte commis. Le chiffrement du préjudice et sa réparation financière sont donc généralement au centre des préoccupations. Toutefois, la justice restaurative ne devrait pas pour autant être écartée, car il existe un point essentiel que ni la justice rétributive, ni la procédure civile ne permettent d’aborder dans certains cas de criminalité économique : la relation humaine. Cette dernière, qui se construit sur la confiance réciproque que les parties s’octroient, constitue une condition cadre au bon développement des affaires économiques et commerciales. Dans ce contexte et pour autant que les parties soient volontaires à un tel processus, la justice restaurative peut déployer tout son potentiel. Elle offre la possibilité d’entamer un dialogue afin de déterminer et comprendre les raisons ayant conduit à l’infraction. Les problématiques économiques étant souvent très complexes, la discussion peut aboutir à l’élaboration d’une solution sur mesure adaptée aux besoins et capacités (notamment financières) des parties. Sans pour autant exclure une condamnation pénale et une réparation financière au civil, la justice restaurative apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de la résolution d’un litige économique avec des effets sur le long terme. Les procédures économiques connues pour leur durée dans le temps, notamment en raison de fréquents recours ou sollicitations d’expertises externes, pourraient être désamorcées en amont grâce à un dialogue constructif rapidement entamé. Le système judiciaire, passablement surchargé, en serait le premier bénéficiaire, sans négliger l’impact sur la réduction des coûts que cela pourrait engendrer. Au surplus, en cas de réconciliation, la relation pourrait même s’en trouver renforcée et déboucher sur un lien durable. Les deux parties ne seraient ainsi pas contraintes de rechercher un nouveau partenaire pour la poursuite des affaires touchées par l’infraction. On peut également imaginer qu’en cas de succès du processus, le lésé n’aura probablement aucun intérêt à entacher l’image de l’auteur et ce dernier pourra donc préserver sa réputation nécessaire à l’exercice futur de son activité. Si dans de nombreuses situations la justice restaurative satisfait prioritairement aux besoins des victimes, il apparait qu’en matière économique, l’auteur de l’infraction en soit tout autant bénéficiaire. En effet, malgré les désagréments que représentent une condamnation pénale et des obligations financières découlant d’un jugement civil, la justice restaurative offre à l’auteur de l’infraction la possibilité de sortir du conflit avec des aspects positifs.
Au-delà de nos frontières, la justice restaurative semble d’ores et déjà envisagée dans la résolution de problématiques financières et économiques plus spécifiques, en particulier dans l’industrie bancaire. C’est ce qui ressort par exemple d’une étude intitulée « The Urgency and Effectivness of Implementing Restaurative Justice in the Settlement of Banking Crimes » laquelle a été récemment menée au sein de l’Université de Brawijaya en Indonésie24Suleman Batubara, Bambang Sugiri, Sukarmi and Lucky Endrawati, « Systematic Literature Review : The Urgency and Effectivness of Implementing Restaurative Justice in the Settlement of Banking Crimes», University of Brawijaya, Malang, Indonesia, 2023, https://www.researchgate.net/publication/372702884_Systematic_Literature_Review_The_Urgency_and_Effectiveness_of_Implementing_Restorative_Justice_in_the_Settlement_of_Banking_Crimes, consulté le 28.08.2023..
Conclusion
Bien qu’elle s’avère encore peu répandue dans la résolution des conflits en matière économique, la justice restaurative est tout à fait applicable à ce domaine, notamment lorsqu’il s’agit de rétablir un lien de confiance entre les protagonistes. Certaines infractions contre le patrimoine connues du Code pénal suisse (CP)25Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0). telles que l’abus de confiance (art. 138 CP), la soustraction d’une chose mobilière (art. 141 CP), l’escroquerie (art. 146 CP) ou encore la gestion déloyale (art. 158 CP) semblent particulièrement adaptées à l’instauration d’un processus restauratif. Toutefois, il serait regrettable de vouloir limiter son utilisation à un certain nombre de cas prédéfinis car comme l’évoquait Anne Catherine Salberg, membre de l’association AJURES, dans l’émission Forum (RTS) du 11.04.2023, la justice restaurative « s’adresse à absolument toutes les infractions […], tout ce qui implique des personnes qui pourraient trouver quelque chose à discuter ensemble de ce qui s’est passé »26Idem réf. n°2..
L’auteur remercie Madame Sophie Moeschler, membre du comité AJURES, pour les échanges ayant contribué à cet article.