Le 2 avril 2019, la Commission fédérale de la concurrence (ci-après : « la COMCO » ou « la commission ») tenait sa conférence de presse annuelle et dévoilait son rapport d’activité 2018. A cette occasion, elle exprimait sa satisfaction face aux enquêtes menées et aux décisions de sanction auxquelles elles avaient abouti dans un secteur particulier, celui de la lutte intensive contre les cartels de soumission ; secteur sur lequel elle s’est tout particulièrement concentrée au cours de ces dix dernières années, le hissant au rang de principal cheval de bataille 1Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels) ; Communiqué de presse de la COMCO du 2 avril 2019 ; www.weko.admin.ch ; Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint .
Comme le rappelle le Prof. Andreas Heineman, actuel président de cette autorité, « une concurrence effective représente un important facteur de prospérité économique. L’application diligente des dispositions de la loi sur les cartels et de la loi sur le marché intérieur est donc dans l’intérêt du bon fonctionnement et de la vigueur de l’économie suisse. […] La protection de la concurrence effective, un domaine de tâches institutionnellement couvert par la COMCO, est une composanteessentielle d’une politique économique durable » 2Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels), p. 3 .
Le premier pilier du droit de la concurrence concerne les accords restrictifs en matière de concurrence. Le terme « accord » englobe aussi bien les conventions (avec ou sans force obligatoire) que les pratiques concertées. Au regard des décisions des autorités européennes et suisses, on peut constater que ces deux expressions se confondent largement.
La pratique concertée résulte d’une coordination entre entreprises qui, sans être allées jusqu’à conclure un accord formel, ont sciemment adopté une coopération pratique plutôt que de s’exposer aux risques d’un marché concurrentiel 3Vincent Martenet, Andreas Heinemann, Droit de la concurrence, Quid iuris ?, Schulthess 2012, p.73-74 . Il faut cependant toujours prendre en compte la problématique économique pour distinguer une simple adaptation à un marché en progression, d’une véritable pratique volontaire et coordonnée des entreprises.
A teneur de l’article 5 LCart :
Les soumissions concertées se regroupent autour de différents modèles d’action. Il existe par exemple le principe des offres dites « de couverture », « de complaisance », « fictives » ou encore « symboliques ». Il s’agit de situations où l’offre gagnante est choisie d’avance par les firmes et il est entendu que les autres soumissionnaires accepteront de proposer leurs offres à des prix délibérément supérieurs ou à des conditions d’ordinaire inacceptables. Un partage des bénéfices par l’adjudicataire intervient ensuite à titre de dédommagement 4MARTENET BOVET TERCIER, Droit de la concurrence, Commentaire Romand, 2ème édition, Helbing Lichtenhahn, CLERC ad art. 5 LMI .
Il est intéressant de préciser à ce stade que la détermination en commun des prix constitue la forme la plus immédiate de cartel. En ce sens, les prix fixés pour les soumissions gagnantes sont bien entendu au plus élevé d’un marché concurrentiel. Ce mécanisme engendre donc naturellement un bénéfice pour l’entreprise, ainsi qu’une part pouvant être répartie à chacune des firmes parties au cartel, de sorte que chacun y gagne 5A ce propos, selon Emmanuel Combe, la question de la stabilité d’un cartel peut être appréhendée dans le cadre de la théorie des jeux. Sur ce point : COMBE, Cartels et Ententes, Que sais-je, édition puf, p. 19 ss . Toutefois, comme le rappelle le rapport de la Commission, même les infractions sans chiffre d’affaires doivent être sanctionnées par le droit de la concurrence. « Un tel cas se présente notamment si l’entreprise soumet une « offre de couverture » ou si un « dispositif de protection » est resté infructueux. Le TAF [Tribunal administratif fédéral] a confirmé, dans ses arrêts sur le cas des travaux routiers et de génie civil dans le canton d’Argovie (cf. point 3.1.1) que même les infractions sans chiffre d’affaires doivent être sanctionnées. Selon les récentes décisions rendues par la COMCO dans les cas Engadine I et Engadine III-VIII, le chiffre d’affaires déterminant pour calculer la sanction est celui que l’entreprise au bénéfice d’une protection aurait dû réaliser conformément à l’accord » 6Rapport annuel 2018 .
Il existe également le principe dit « de suppression des offres ». Dans ce cas, plusieurs entreprises conviennent de retirer leurs offres avant l’adjudication de sorte que l’entreprise pré-désignée remporte le marché en question.
Le principe de la « rotation des offres » ou « cartel rotatif » repose quant à lui sur le fait que chaque firme partie à l’entente remportera à tour de rôle un marché équivalent, tandis que les concurrentes continueront à soumissionner, proposant des offres de couvertures. Le fameux cartel de l’asphalte sévissant dans le canton du Tessin jusqu’à l’intervention de la COMCO était un cartel rotatif : une convention prévoyait expressément une répartition des marchés en fonction des partenaires commerciaux et la fixation directe des prix des mandats publics et privés pour la période de 1999 à 2004. En l’espèce, la procédure s’était soldée par la signature d’une convention par laquelle les entreprises versaient alors un montant de CHF 4’350’000.- à la ville de Lugano aux titres d’indemnités en responsabilité civile.
Enfin, la répartition des marchés est un modèle également répandu. Il consiste à ce que les entreprises se répartissent d’entente certains clients ou certaines zones géographiques. Les autres firmes prenant part à ce type de cartel acceptent de leur côté de ne pas soumissionner ou alors de ne soumettre que des offres de couverture 7Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO .
La comparaison des offres ci-dessous met en lumière deux offres fictives déposées au profit d’un autre soumissionnaire gagnant pré-désigné.
Si la COMCO a déployé des efforts particuliers dans ce domaine au cours des dix dernières années, c’est en raison du dommage économique conséquent que ces ententes engendrent tant pour un adjudicateur privé que public. Sur ce dernier point particulièrement, il est à relever que les marchés publics représentent généralement environ 14% du PIB dans les économies développées 8Ref. 4 et que dès lors, il est évident qu’une atteinte à la concurrence fixant des prix surfaits entraîne des conséquences financières néfastes à grande échelle. Dans son rapport annuel 2018, la COMCO le rappelle notamment en ces termes : « les accords de soumission ont généralement des conséquences telles qu’une hausse des prix, le maintien des structures et un affaiblissement des incitations à l’efficacité et à l’innovation pour les entreprises. L’OCDE évalue que la hausse des prix induite par les accords de soumission est comprise entre 10 et 20 %. Dans son enquête déjà citée sur les « Cartels de l’asphaltage des routes au Tessin », la COMCO a constaté que les prix des offres pour les travaux de revêtement routier étaient en moyenne d’environ 30 % inférieurs après la période des cartels que durant leur activité. Des études empiriques récentes montrent que les prix augmentent d’environ 25 à 45 % du fait d’accords sur les quantités et sur les prix de même qu’en raison d’accords de soumission par rapport à une situation dénuée d’accords. Les accords de soumission portent donc atteinte à l’économie. Ils engendrent des dépenses excessives de la part des pouvoirs publics, qui se répercutent directement ou indirectement sur la charge fiscale en Suisse. Eu égard au volume d’achats publics (Confédération, cantons, communes) supérieur à 40 milliards de CHF pour les constructions, les marchandises et les services, le potentiel de dommage inhérent aux accords de soumission apparait d’autant plus important » 9Ref. 6 .
En cas de cartel de soumission dans le cadre d’un marché public, le droit de la concurrence et le droit des marchés publics (LMP, OMP, AIMP) s’appliquent de manière conjointe. L’article 1 al. 1 LMP prévoit par ailleurs que « Par la présente loi, la Confédération entend : a. régler les procédures d’adjudication des marchés publics de fournitures, de services et de construction et en assurer la transparence ; b. renforcer la concurrence entre les soumissionnaires ; c. favoriser l’utilisation économique des fonds publics. Elle entend aussi garantir l’égalité de traitement de tous les soumissionnaires ».
Les règlementations sur les marchés publics octroient plusieurs moyens d’action pour les pouvoirs adjudicateurs en cas de dépôt d’offres concertées. Il permet notamment l’exclusion des soumissionnaires concernés ou encore la possibilité d’interruption et de répétition de la procédure d’adjudication. La révision en cours du droit fédéral des marchés publics devrait permettre de renforcer la lutte contre de tels cartels, particulièrement en exigeant de l’adjudicateur qu’il prenne des mesures contre ces accords illicites ; ou en lui permettant en outre d’adjuger le marché de gré à gré lorsque « des indices suffisants laissent penser que toutes les offres présentées dans le cadre de la procédure ouverte, sélective ou sur invitation résultent d’un accord illicite affectant la concurrence » 10Projet-LMP, Procédure de consultation disponible à l’adresse : https://www.bkb.admin.ch/bkb/fr/home/oeffentliches-beschaffungswesen/revision-des-beschaffungsrechts.html . La sanction d’exclusion se verrait également renforcée puisque le projet d’art. 45 LMP prévoit la possibilité d’exclure pour une durée maximale de cinq ans un soumissionnaire ayant participé à une telle entente 11BOVET / KËLLEZI, Revue du Droit de la construction et des marchés publics, 2019, p. 9 ss. De leur point de vue : « Les débats parlementaires pourraient cependant améliorer cette disposition sur deux points : d’une part, en s’inspirant de la jurisprudence européenne, préciser le point de départ de cette période de cinq ans ; d’autre part, réserver aux violations du droit de la concurrence le même traitement qu’aux actes de corruption, à savoir une exclusion valant pour les marchés de tous les adjudicateurs de la Confédération et non une limitation aux « marchés de l’adjudicateur concerné » .
Le droit de la concurrence confère à la COMCO la compétence de sanctionner une entente susceptible de supprimer ou restreindre la concurrence efficace entre entreprises. Elle est habilitée à arrêter des amendes pouvant aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires réalisé en Suisse au cours des trois derniers exercices 12Art. 49a et suivants LCart . La quotité de ces sanctions administratives est calculée en fonction de la durée et de la gravité des pratiques illicites, ainsi que du profit présumé découlant pour l’entreprise en cause. Diverses circonstances (atténuantes ou aggravantes) sont en outre prises en compte à titre complémentaire comme notamment l’auto-dénonciation ou la collaboration de l’entreprise en question dans le cadre de l’enquête 13POLTIER, Droit des marchés publics, Stämpfli 2014, p. 351-352 n.554 .
Le tableau ci-après rend compte des décisions de sanctions prononcées par la COMCO au sujet de cartel de soumissions durant les dix dernières années 14Ref. 6 :
La plupart des rapports d’enquêtes qui ont mené à ces décisions sont consultables sur le site de la COMCO 15Index de rapport d’enquête :https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/documentation/droit-et-politique-de-la-concurrence-en-pratique–dpc-.html#646461472 .
En matière de cartel de soumission, les efforts déployés par la Commission sont allés au-delà de l’application de la loi sur les cartels (LCart) et de la loi sur le marché intérieur (LMI). Elle a en effet mis en place de nombreuses manifestations d’information et de sensibilisation ; ces évènements visaient notamment les services d’achat (pouvoir adjudicateur) de la Confédération et des Cantons. Le principe de prévention voulant que quiconque connait les caractéristiques de ces pratiques, parvient à les identifier pour les empêcher.
Mais elle a aussi et surtout, sous l’impulsion de son précédent directeur, M. Rafael Corazza, entrepris dès 2008, la mise au point d’un outil statistique (le « screening ») visant à déceler les comportements arrangés des entreprises soumissionnaires.
Tous les acteurs du droit de la concurrence s’accordent à dire que l’un des enjeux principaux pour les autorités ou pour les personnes victimes d’une entrave à la concurrence consiste à parvenir à démontrer l’existence d’une coordination de comportements en l’absence de tout contrat écrit, respectivement de toutes preuves de discussion. En effet, les comportements anticoncurrentiels ne s’organisent bien souvent pas sur la base de documents, mais de manière plus « discrète ».
Un tel instrument vise donc à permettre aux autorités de la concurrence de mettre en évidence les cartels de manière proactive et d’améliorer ainsi l’efficacité préventive de la loi, puisque les entreprises concernées doivent dorénavant s’attendre à ce que leur pratique des prix soit plus largement détectée. Cet instrument a par ailleurs été accueilli très favorablement sur le plan international, notamment auprès de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) 16Rapport annuel 2018 de la Commission de la concurrence (COMCO) (selon l’art. 49, al. 2, de la loi sur les cartels) ; Communiqué de presse de la COMCO du 2 avril 2019 ; www.weko.admin.ch ; Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint qui émet également de nombreuses directives dans le cadre de la lutte anti-cartels.
La mise en place de cet outil a dû nécessiter la collaboration des acteurs des marchés d’adjudication (privés et publics) et particulièrement donc des Cantons et des Communes afin qu’ils coopèrent à la transmission des données d’appels d’offres pour que la COMCO puisse les soumettre à une analyse systématique. La capacité à tirer des conclusions de ces analyses a nécessité une compréhension parfaite des comportements d’entreprises en situation de cartel. Les documents fournis ont permis d’identifier les anomalies liées à ce type d’accords lors de procédures de soumission. Deux indices de comportement se sont établis comme prioritaires : le coefficient de variation d’une part et la mesure de distance relative d’autre part 17Ref. 6 .
Le schéma ci-dessus 18Conférence de presse annuelle de la COMCO du 2 avril 2019, présentation PowerPoint du Professeur Heinemann, Président de la COMCO et de M. Patrick Ducrey, Directeur du secrétariat de la COMCO ; Prof. Dr Vincent Martenet, La pratique de la COMCO en matière de cartels de soumission, XIème Ateliers de la concurrence, Lausanne, 10 mai 2012, Présentation PowerPoint démontre particulièrement l’évolution de la volatilité des prix selon la période d’existence du cartel et hors de cette période. Il s’agit d’un extrait casuistique du cartel de l’Asphalte ayant sévi particulièrement de 1999 à 2004 dans le canton du Tessin.
Quant à la distance relative, elle indique la différence « de sécurité » observée entre le prix de l’entreprise désignée comme devant remporter l’adjudication et les entreprises concurrentes déposant des offres fictives, dont les prix ne sont que très peu éloignés 19Ref. 18 .
Le premier test de cet outil, à échelle réelle, a été l’analyse statistique des données de soumission transmises par le canton de St-Gall. Ce dispositif de détection a en effet permis d’identifier un comportement suspect adopté par les entreprises de génie civil de la région du See-Gaster. Ce constat a entraîné l’ouverture d’une enquête de la COMCO en avril 2013, sanctionnée par une décision sévère deux ans plus tard (juillet 2016) constatant des centaines d’accords illicites sur les prix 20Ref. 6 .
Comme le disait déjà en 1776 Adam Smith, « Les gens d’une même profession se réunissent rarement, même pour s’amuser et se distraire, sans que la conversation n’aboutisse à une conspiration dont le public fait les frais ou à une machination pour accroître les prix » (La richesse des Nations).
Si ces grosses affaires cartellaires dans le secteur de la construction et des marchés publics ont défrayé la chronique ces dernières années, la COMCO ne s’est pas moins consacrée aux autres secteurs touchés.
Les ententes concertées sur les prix apparaissent fréquemment dans la plupart des domaines de l’économie et à bien plus petite échelle, à l’image notamment de la dernière sanction prononcée par la COMCO le 25 février courant, concernant le cartel des moniteurs d’auto-école dans le Haut-Valais. Cette entente impactait un marché précis à un échelon très local. La commission avait ouvert une procédure d’enquête sur la base d’une annonce faite par la Surveillance des prix initiée par une dénonciation d’un whistleblower anonyme. Les perquisitions dans le cadre de cette enquête lui avaient permis de recueillir des pièces et autres informations démontrant que les moniteurs de conduite convenaient de recommandation sur les prix des cours théoriques et pratiques. Cette procédure s’est soldée par une sanction d’un montant de CHF 50’000.-, l’association des moniteurs d’auto-école du Haut-valais ayant parallèlement accepté un accord amiable engageant ses membres actifs à ne plus publier de recommandations sur les prix et à s’abstenir de tout échange d’information sur les prix et les tarifs.