Les cas « d’abus du recours à la procédure de faillite » sont-ils pris à la légère ?

Auteur
Nathalie Ferland, LL.B, CPA auditeur, CA
Thématique
Fraude

L’actualité récente a montré que certains entrepreneurs causent plus de torts à l’économie qu’ils ne contribuent à générer des richesses. A ce titre, en 2017, les médias faisaient également état de fraudes de plus de CHF 3 mios (l’affaire UNIA) car les caisses de chômage auraient versées des indemnités indues suite à des mises en faillites frauduleuses. De nombreuses interpellations parlementaires ont été déposées à ce sujet mais aucune n’a donné lieu à des réformes suffisantes en la matière.

En Suisse, il est admis que les démarches de création des entreprises doivent demeurer simples pour stimuler l’économie et qu’il convient de protéger au maximum la sphère privée des entrepreneurs. Et si ces deux objectifs étaient incompatibles avec la lutte contre le recours abusif aux procédures de faillites ?

En 2015, les pertes résultant des liquidations se sont élevées à CHF 2,8 milliards 1L’ouverture de la faillite : situation actuelle et mise en perspective (quand la responsabilité remplace le capital), Isabelle Cabloz, SZW/RSDA 4/2016 . Evidemment, les faillites ne sont de loin pas toutes frauduleuses mais le fléau des « faillites en chaîne », consistant à faire faillite à répétition pour se soustraire à ses engagements financiers existe bel et bien. Les intervenants qui y sont confrontés (offices des faillites (OF), registres du commerces (RC), syndicats, représentants patronaux, offices d’impôts, caisses de compensation) considèrent que ces cas sont fréquents et qu’ils seraient en augmentation depuis environ 10 ans. Les associations syndicales s’insurgent de leur impact sur les travailleurs (non paiement des salaires et des charges sociales, licenciements). Les représentants du patronat regrettent la concurrence déloyale induite par cette pratique.

Des « mesurettes » : modifications légales insuffisantes…

Depuis la motion Hans Hess de 2011 2Motion 11.3925s, Conseil des Etats (Hess Hans). Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite du 29 septembre 2011 et acceptée par le CE le 5 décembre 2011 sur l’usage abusif de la procédure de faillite, des modifications des bases légales fédérales (CO, faillites, etc.) ont été apportées au terme de travaux d’expertises et de commissions 3Rapport explicatif – Modification de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite (prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite), Département fédéral de la justice et police DFJP, Office fédéral de la justice OFJ, 22 avril 2015. Rapport explicatif concernant la modification du code des obligations (droit du registre du commerce et adaptation des droits de la société anonyme, de la société à responsabilité limitée et de la société coopérative) ainsi que du droit de la surveillance de la révision – modernisation du registre du commerce et allégements pour les PME, 2012 .

Les principales modifications ont consisté en :

  • des changements visant à limiter la prise en charge du coût des réquisitions par les créanciers
  • la création d’un registre fédéral du commerce (Zefix) et la création d’un numéro unique des entreprises (IDE)
  • l’exigence à venir (2019) d’inscrire les numéros AVS des demandeurs d’inscription au RC

Les propositions suivantes, réalistes ou non, n’ont pas été retenues :

  • permettre aux RC un refus d’inscription en cas de faillite récente
  • fusionner les RC, prévoir une réorganisation du traitement des faillites aujourd’hui éclaté entre de nombreux offices cantonaux eux-mêmes rattachés aux ordres judiciaires cantonaux
  • tenir un registre public des personnes impliquées dans des faillites
  • mettre en place une taxe à l’inscription des sociétés pour constitution d’une « caution » visant à couvrir les frais de procédure de faillite ultérieurs
  • mettre en place une rémunération des liquidataires basée sur les résultats au lieu que ce travail soit réalisé par les OF étatiques
  • mettre en place des mesures obligatoires d’assainissement devant être démontrées par le failli
  • renforcer l’obligation légale de tenir une comptabilité et de faire réviser les comptes
  • rendre obligatoire la publication des comptes des sociétés dans un registre public
  • mettre sous tutelle de manière précoce les structures surendettées
  • instaurer une notion de « faillite excusable » et de « faillite non excusable » : servant à distinguer les dirigeants désireux de redémarrer une nouvelle entreprise et, le cas échéant de réduire leur champs d’action

D’autres interpellations ont été faites en la matière et ont été rejetées le plus souvent dû au manque de quantification de l’ampleur du phénomène ou par volonté de protéger la sphère privée des entrepreneurs (de bonne ou de mauvaise foi). Or, c’est précisément le manque d’informations disponibles et de bases légales plus restrictives qui empêchent les principaux acteurs de se coordonner pour lutter efficacement contre ces abus !

Qui se cache derrière ces structures…

Mais pour lutter adéquatement, encore faut-il pouvoir identifier les personnes physiques derrière ces structures. Pour les sociétés anonymes, le CO exige une représentation par une personne résidente en Suisse (art. 718 al. 4 CO) mais rien dans l’Ordonance fédérale sur le registre du commerce (OFRC) n’enjoint de vérifier la domiciliation des requérants à une inscription. Les sociétés anonymes peuvent être fondées soient par des personnes physiques ou par des personnes morales (art. 625 CO). Les actions émises peuvent être soit nominatives soit au porteur (art. 622 CO). Mais certains de ces prérequis sont manifestement contournables.

On remarque que certains prestataires de services 4Références aux sites web sur demande (les noms des prestataires dont les sites web ont été consultés sont tenus confidentiels dans l’article ainsi publié) offrent directement, sur leur site web, la possibilité de créer des sociétés en Suisse pour rechercher des avantages fiscaux. Ils proposent une gestion intégrale des activités et des organes de direction depuis leurs bureaux afin manifestement pour contourner l’obligation du CO d’avoir des résidents suisses dans la direction. Ces prestataires serviraient-ils de prête-nom ou de « gestionnaires de paille » dans la gestion courante des sociétés nouvellement créées ?

Des vérifications par adresse aux RC permettent de voir que ces « professionnels » ont de nombreuses sociétés inscrites à leur nom ou au nom de leur fiduciaire. Il n’y a pas, dans la loi, de limite au nombre d’entreprises pouvant être sous la gestion d’une même personne ; mais est-il humainement possible qu’une même personne gère de faits plusieurs dizaines de sociétés à la fois ?

Si dans certains cas, l’activité de fiduciaire (aide comptable, gestion des salaires, révision, etc.) est bien réelle, dans certains cas il y a lieu de s’interroger sur la nature des mandats confiés et sur leur caractère effectif. Quoi qu’il en soit, dans les débats précédemment cités, cette thématique n’a pas été rapportée. Ainsi, n’y aurait-il pas lieu d’exiger que les entreprises aient leur propre adresse de domiciliation et ne serait-il pas opportun de vérifier que le mandat de fiduciaire n’outre passe pas l’esprit du code des obligations ?

On relève par ailleurs que certains de ces prestataires font la promotion de catalogues de structures disponibles à l’achat et vont même jusqu’à les qualifier explicitement de « coquilles vides disponibles à la vente ». Les bases légales en vigueur n’interdisent pas clairement le « recyclage » de structures inactives ou des coquilles vides déjà inscrites au RC.

Un récent rapport du Contrôle fédéral des finances 5Audit de la fiabilité des données du registre du commerce, Office fédéral de la justice, Contrôle fédéral des finances, CDF-16615, 16.04.2018, DelFin D3/2018 relève qu’un pourcentage important d’entreprises inscrites sont « inactives » et considère qu’une part importante des données des RC ne sont pas à jour. Les RC envoient à intervalle régulier des courriers aux entreprises inscrites et procèdent à certaines radiations dans certains cas d’absence de retour de courrier. Cette démarche n’est pas expressément prévue dans l’Ordonnance fédérale sur le registre du commerce. Outre ce type de vérification, les RC ont très peu des moyens d’actionpour procéder à des mises à jour pertinentes.

Autre point d’intérêt : le CO n’exige pas, et c’est normal, que l’intégralité des membres des organes soient résidents en Suisse. Or, l’ORC récemment révisée nécessite, à compter de 2019, l’inscription du no AVS des personnes physiques inscrites au RC (donnée qui ne sera toutefois pas publique toujours pour des considération de protection des données personnelles). Cette mesure ne semble pas correspondre à la réalité du terrain.

En définitive…

Les incohérences et les zones d’ombre sont nombreuses en la matière et même si certains changements légaux ont été apportés, des analyses plus approfondies doivent être menées afin que des actions pertinentes et coordonnées soient possibles.

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    L’ouverture de la faillite : situation actuelle et mise en perspective (quand la responsabilité remplace le capital), Isabelle Cabloz, SZW/RSDA 4/2016
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    Motion 11.3925s, Conseil des Etats (Hess Hans). Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite du 29 septembre 2011 et acceptée par le CE le 5 décembre 2011
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    Rapport explicatif – Modification de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite (prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite), Département fédéral de la justice et police DFJP, Office fédéral de la justice OFJ, 22 avril 2015. Rapport explicatif concernant la modification du code des obligations (droit du registre du commerce et adaptation des droits de la société anonyme, de la société à responsabilité limitée et de la société coopérative) ainsi que du droit de la surveillance de la révision – modernisation du registre du commerce et allégements pour les PME, 2012
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    Références aux sites web sur demande (les noms des prestataires dont les sites web ont été consultés sont tenus confidentiels dans l’article ainsi publié)
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    Audit de la fiabilité des données du registre du commerce, Office fédéral de la justice, Contrôle fédéral des finances, CDF-16615, 16.04.2018, DelFin D3/2018