Les faux en criminalité économique : la statistique impossible

Auteur
Eva Lefébure, Etudiante du CAS IF
Thématique
Fraude

Falsification, contrefaçon, ou tout simplement « faux » : ces termes évoquent, en fonction des connaissances et expériences de chacun, des exemples aussi disparates qu’un passeport, une facture, un sac, une peinture, un billet de banque, une pièce automobile, un médicament, un diplôme ou encore un timbre. Il y a tant de possibilités pour ces falsifications d’altérer chaque aspect de l’économie suisse et d’en léser chaque acteur qu’il est naturel de s’interroger sur leur place dans la criminalité économique au niveau national. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Comment s’y prendre pour quantifier un phénomène aussi vaste ? Est-ce seulement utile ?

Les faux dans la langue et dans la loi

Adjectif et nom, le mot « faux » dérive du verbe latin fallere, « tromper, échapper à ».1Dictionnaire de l’Académie Française : Faux, fausse, adjectif et nom https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9F0346, consulté le 14.07.2023 à 21h34. Le faux contrevient aux règles, il est contraire à la réalité, contraire à la vérité, alors même qu’il en a l’apparence, qu’il en donne l’illusion. Le faux imite, déguise, par esthétisme ou pour tromper, quoique ces deux intentions ne soient pas mutuellement exclusives. Une information, une impression, une pensée, un espoir peuvent être faux : le faux n’est donc pas tangible par essence. Dans le langage commun, c’est un mensonge. Les contrefaçons et falsifications sont, quant à elles, une catégorie particulière de ce mensonge : elles ont besoin d’un support matériel pour exister.

Le faux est la contrepartie négative du principe de confiance sur lequel repose l’ordre juridique et économique suisse. C’est en effet la confiance des individus envers leurs pairs et leurs institutions qui donne sa valeur à une loi, un diplôme, une élection, un contrat, une monnaie, ou encore un jugement.2Le Code civil suisse du 10 décembre 1907 (CC) parle de « bonne foi », non seulement obligatoire (art. 2 al. 1 CC : « Chacun est tenu d’exercer ses droits et d’exécuter ses obligations selon les règles de la bonne foi. »),  mais également « présumée, lorsque la loi en fait dépendre la naissance ou les effets d’un droit. » (art. 3 al. 1 CC). Et si l’on trouve au moins une mention du faux rapporté à un objet dans chacun des codes suisses en vigueur, c’est dans le Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP) que l’on en recense le plus grand nombre.3On peut citer de manière non exhaustive les art. 152, 153 170, 242, 243, 245, 248, 249, 251, 318 CP. Cette place relativement importante du faux dans la législation pénale nationale est due au fait que les falsifications sont une menace concrète pour la sécurité du droit et des échanges commerciaux. Il serait tout à fait possible et presque facile, quoique fastidieux, de recenser l’ensemble des articles de textes législatifs suisses en vigueur qui traitent des falsifications. Il serait en revanche beaucoup moins aisé de quantifier les infractions à l’ensemble de ces mêmes dispositions dans le contexte particulier de la criminalité économique, et nous allons voir pourquoi.

Criminalité économique ou économie criminelle ?

Les termes « contrefaçon » et « falsification » renvoient à un éventail très vaste d’objets qui sont, à grande échelle, souvent produits et/ou distribués par des réseaux criminels, la capacité de ces derniers à combiner savoir-faire et chaîne logistique complète hors du contrôle étatique leur en donnant les moyens.

Les autorités de poursuites pénales et les tribunaux suisses sont, malgré cela, principalement confrontés à des personnes physiques et morales sans accointances mafieuses mais ayant produit des faux en quantité parfois importante, sur des périodes pouvant s’étendre sur plusieurs décennies.4Trois ans, dans le cas rapporté par JUBIN Serge, Une entreprise horlogère est accusée d’une fraude de trois millions auprès du chômage in Le Temps (Suisse) publié le 24 novembre 1998 https://www.letemps.ch/suisse/une-entreprise-horlogere-accusee-dune-fraude-trois-millions-aupres-chomage ; six ans dans celui rapporté par ATS, Broyard et Glâne : entrepreneurs accusés de fraude à la Suva in La Liberté (Suisse) publié le 23 janvier 2023 https://www.laliberte.ch/news/regions/canton/broye-et-glane-entrepreneurs-accuses-de-fraudes-a-la-suva-675157 ; sept ans, dans le cas de la décision du Tribunal Pénal du Canton de Genève n° JTCO/16/2018 du 9 février 2018 concernant la médiatique « Affaire Lescadron » ; vingt-quatre ans dont quatorze touchés par le délai de prescription dans le cas rapporté par MAURISSE Marie, Un expert signait de fausses attestations pour Phoenix Ancient Art, SWI swissinfo.ch, 10 novembre 2021, https://www.swissinfo.ch/fre/economie/un-expert-signait-de-fausses-attestations-pour-phoenix-ancient-art/47096408. L’épidémie mondiale de COVID-19 a également montré qu’en matière de faux documents, l’occasion fait parfois le larron. Les médias romands ont plusieurs fois rapporté des cas d’individus ou d’entreprises ayant su identifier une opportunité de s’enrichir facilement par la production en grand nombre de faux certificats sanitaires5KEYSTONE-ATS, Faux certificats Covid: enquête sur des pharmaciens dans le canton de Vaud, 4 personnes arrêtées à Genève, in Le Nouvelliste (Suisse), publié le 8 octobre 2021 https://www.lenouvelliste.ch/suisse/faux-certificats-covid-enquete-sur-des-pharmaciens-dans-le-canton-de-vaud-4-personnes-arretees-a-geneve-1117457 ; ZANGGER Mario, Faux certificats Covid: dix suspects à la tête d’une fraude XXL, in 20 Minutes (Suisse) publié le 27 janvier 2022 https://www.20min.ch/fr/story/enquete-sur-9000-certificats-covid-falsifies-999384527138 ; ATS/JFE, Un trafic de faux certificats Covid au centre de Granges-Paccot (FR), in RTS Info (Suisse), publié le 18 mai 2022 https://www.rts.ch/info/regions/fribourg/13104905-un-trafic-de-faux-certificats-covid-au-centre-de-grangespaccot-fr.html. ou de fausses factures6BOURGET Linda (SRF), Soupçons de fraude massive sur la facturation de tests Covid, in RTS Info (Suisse), publié le 2 novembre 2022 https://www.rts.ch/info/suisse/13510494-soupcons-de-fraude-massive-sur-la-facturation-de-tests-covid.html ; ATS, Fraude aux tests Covid: l’OFSP ordonne de rembourser 1,6 million, in RTN (Suisse), publié le 09.03.2023 https://www.rtn.ch/rtn/Actualite/Suisse/Fraude-aux-tests-Covid-l-OFSP-ordonne-de-rembourser-1-6-million.html.. On n’oubliera pas non plus que la jurisprudence du Tribunal fédéral regorge d’affaires bien moins impressionnantes par le nombre ou l’origine des faux, mais grâce auxquelles les juges ont pu affiner, notamment, la compréhension de l’art. 251 CP (Faux dans les titres).

Pour l’ILCE7AUGSBURGER-BUCHELI Isabelle & TIRELLI Ludovic, De l’utilité d’une définition de la criminalité économique, de son usage et du besoin de s’en affranchir, in Mélanges Queloz 2020, pp. 169-179., la criminalité économique se définit par trois aspects. Le premier est son contexte, soit la vie économique, les affaires, la finance. Le second est son but, qui peut concerner les auteurs (enrichissement illégitime, l’obtention d’avantages illicites ou l’amélioration de leur situation) ou les victimes (mettre en péril ou porter atteinte aux intérêts pécuniaires d’autrui). Le dernier est son mode opératoire, qui exclut toute violence : pour que l’on parle de criminalité économique, il faut qu’il y ait recours à la tromperie, à la confiance, à l’intelligence, aux technologies de l’information et de la communication ou à un savoir-faire acquis en lien avec le contexte cité ci-avant. Tous les acteurs de l’économie, légale ou non, sont interconnectés, c’est la raison pour laquelle il est parfois compliqué de déterminer si ou à partir de quand une chose contrefaite ou falsifiée appartient à la criminalité économique ou doit en être exclue. En effet, si le critère du contexte semble plutôt clair, celui de l’intention et du mode opératoire le sont moins.

La police vaudoise explique, sur sa page internet dédiée, que les acheteurs d’une contrefaçon non-trompeuse « justifient leur achat par le prix jugé abusif de l’original, son absence sur leur marché, ou encore le rapport qualité-prix de la copie »8https://votrepolice.ch/criminalite/contrefacon/. ce qui n’empêche pas qu’ils deviennent alors complices9Idem.. Les producteurs/distributeurs peuvent, quant à eux, avoir un détachement prononcé pour le problème des tiers lésés, que ce soit pour des raisons géographiques, économiques, culturelles10PAUWELS Alexandre, Une plongée édifiante dans le vaste marché de la contrefaçon des sneakers, in HYPERBEAST : Footwear, (Hong Kong) publié le 3 janvier 2020 https://hypebeast.com/fr/2020/1/sneakers-fake-faux-contrefacons-enquete-reportage-comment-fabriquer-vendre »., ou par simple immoralité cupide11Idem.. Ils peuvent même aller jusqu’au déni de préjudice, dont on a plus d’un exemple dans les déclarations des peintres faussaires dits « repentis »12« Mais, après tout, ces faux n’ont pas trahi les artistes ; au contraire, ils les respectaient. Et le collectionneur, lui, n’était pas volé : il possédait une œuvre qui lui plaisait, avec son certificat. » Guy Ribes in COLONNA-CESARI Annick, Guy Ribes, l’étonnant destin d’un faussaire de talent, in L’Express (France), publié le 08.05.2015 « Il n’y a pas de perdants dans mon histoire. […] Personne. Ils ont tous gagné de l’argent. Le travail était parfait d’après ce qu’on me dit. Donc personne n’est venu se plaindre », Eric Piedoie Le Tiec in MAYEMBO Aurélie, L’art du faux décrypté par un faussaire français, La Presse (Canada), publié le 17 octobre 2019.. Des deux côtés de la transaction, on est donc conscient de la possible portée économique de ses actes sur des tiers, mais on la justifie, on la minimise, on la relativise voire on choisit de l’ignorer totalement. Tous les faux ne sont peut-être pas à cataloguer immédiatement comme appartenant à la criminalité économique, mais il est envisageable pour tous, dès le début, qu’ils en fassent partie. Ainsi, par exemple, sur les 1785 documents (passeports, titres de séjour, permis de conduire et autres) saisis en 2022 par l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières13Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (2023), Faits et chiffres de l’OFDF 2022, publié le 8 mars 2023, https://www.bazg.admin.ch/dam/bazg/fr/dokumente/stab/fakten-und-zahlen-des-bazg-2022.pdf.download.pdf/BAZG_Jahreszahlen_F_Z_2023_f.pdf., combien se rapportent à une affaire de criminalité économique ? Il est pratiquement impossible de le savoir.

L’écueil du recueil : quelles sources pour quel résultat ?

Le sujet des falsifications dans la criminalité économique est beaucoup trop complexe et étendu pour être mesuré en tant que tel dans une statistique nationale. C’est d’autant plus vrai que nous n’avons, à ce jour, pas de statistique officielle de la criminalité économique en Suisse, malgré les efforts de l’Office fédéral de la statistique dans cette direction.14FINK Daniel, LA CRIMINALITÉ ÉCONOMIQUE NÉGLIGÉE La difficile saisie statistique d’une criminalité mal définie, in Expert Focus, 1 – 2018, pp. 72-75. Une alternative pourrait être de combiner les données officielles sur les catégories de faux considérées, comme la statistique annuelle de l’OFDF sur les droits immatériels15Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (2023), Contrefaçon et piraterie Statistique 2022 de l’OFDF concernant le droit des biens immatériels, https://www.bazg.admin.ch/dam/bazg/fr/dokumente/verfahren-betrieb/Aufgabenvollzug/Nichtzollrechtliche%20Erlasse/immaterialgueterrecht_faelschung_und_piraterie_statistik_2016.pdf.download.pdf/Fälschung%20und%20Piraterie_2022_fr.pdf. ou celle de fedpol sur le faux-monnayage16Office fédéral de la police fedpol (2023), Statistique faux-monnayage 2022, publié le 25 mai 2023 https://www.fedpol.admin.ch/dam/fedpol/fr/data/kriminalitaet/falschgeld/statistik/falschgeldstatistik-2022.pdf.download.pdf/falschgeldstatistik-2022-f.pdf., et d’en dégager une image globale de la situation. Malheureusement, dans certains cas, ces données n’existent tout simplement pas. Et quand bien-même on se référerait, pour combler ces lacunes, à des sources tierces comme l’étude de l’OCDE sur les contrefaçons et le piratage en Suisse17OECD (2021), Counterfeiting, Piracy and the Swiss Economy, Illicit Trade, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/1f010fc9-en. ou les divers communiqués des assureurs du pays quant au nombre de fraudes qu’ils détectent18Helsana, Rapport annuel 2020 : Lutte contre la fraude https://annualreport.helsana.ch/20/fr/rapport/lutte-contre-la-fraude.html ; ATS, Suspicion de fraude à l’assurance : Des médecins et hôpitaux font exprès des décomptes erronés in 24 heures (Suisse), publié le 20 septembre 2021 https://www.24heures.ch/des-medecins-et-hopitaux-font-expres-des-decomptes-errones-799972520218. On notera malheureusement la disparité de ces chiffres quant à leur nature, à leur niveau de détail et à leur fréquence de publication., quand bien même on compilerait les décisions de nos tribunaux sur chaque affaire pertinente, on tomberait alors dans le piège de prêter un sens commun à des chiffres qui n’existent, au final, que pour eux-mêmes, car ils répondent tous à une question différente en usant de sources et de méthodologies inconciliables.

Alors si, face aux obstacles rencontrés, on décidait dans un dernier effort de réduire encore le champ de recherche en se limitant à des infractions identifiables sur des objets déterminés, auxquelles on peut rattacher la notion de criminalité économique et pour lesquelles on dispose de données étatiques ? Les saisies de contrefaçons de produits pour lesquelles le propriétaire de la marque a déposé une demande d’intervention auprès de l’OFDF s’y prêteraient parfaitement. Pourtant, peu importe le niveau de détail des informations que l’on en extrairait, ces chiffres ne nous donneraient toujours pas une image complète de la situation en Suisse : de telles statistiques ne représentent en effet que les découvertes recensées, c’est-à-dire les cas d’infractions constatées sur le territoire suisse qui ont été protocolés par les autorités. Elles ne dénombrent pas la totalité des infractions commises sur ce même territoire, elles ne s’expriment pas selon des pourcentages obtenus à partir d’un échantillon représentatif de la situation dans le pays.

Un effort inutile ?

Lorsque l’on veut se faire une idée précise et juste de l’ampleur d’un phénomène, on a non seulement besoin de savoir ce qu’il faut compter, mais aussi de pouvoir le compter. Dans le cas des faux en criminalité économique, on est actuellement incapable de l’un comme de l’autre. Cela ne devrait toutefois pas nous dispenser d’essayer : en tentant de délimiter la criminalité économique, on apprend à mieux la connaître et donc, à mieux la combattre. En observant les falsifications sous l’angle de la criminalité économique, on met en lumière des connexions encore peu identifiées et exploitées entre les différents acteurs de cette vaste industrie du faux. Ainsi, en mesurant ce que l’on peut et en étudiant les variations de ces mesures à l’aune de ses propres actions, on peut résolument mieux cibler sa prévention et sa répression. Statistique impossible soit, mais certainement pas inutile.