Les logiciels en Suisse : pourquoi payer quand il suffit de pirater ?

Auteur
Hector Sudan
Thématique
Cybercriminalité et nouvelle technologie

« Télécharger des films piratés c’est du vol. Le vol est puni par la loi » 1Federation Against Copyright Theft and the Motion Picture Association of America in cooperation with the Intellectual Property Office of Singapore (2004, July), Piracy. It’s a crime . Qui ne se souvient pas de cette campagne en ouverture de chaque film sur les DVD de l’époque ? D’aucuns diraient que cela ne s’applique pas en Suisse et c’est juste.

Le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur, même à partir de sources illicites, n’est pas punissable en Suisse 2Art 19, Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA) ; RS 231.1, Etat le 1er janvier 2017. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19920251 . Respectivement, la loi autorise cette pratique : pour un usage privé, à des fins personnelles, à des fins pédagogiques, au sein d’entreprises et administrations publiques. Mais qu’en est-il des logiciels ? Ces derniers qui font désormais partie de notre quotidien, chez soi ou au travail. Il s’avère paradoxal à notre époque de nier leur ubiquité dans l’industrie moderne.

Il en existe pléthore sur le marché, en constante augmentation : payants, gratuits, avec ou sans publicités, libres, sous licences spécifiques, pour pratiquement tout système d’exploitation. Cependant, certains prédominent et sont considérés comme des références ; non pas tant pour leurs fonctionnalités que pour leur mise en exergue par des campagnes publicitaires omniprésentes. En conséquence, cette influence nous persuade qu’il s’agit des « meilleurs » et « seuls » logiciels répondant à notre besoin personnel ou professionnel.

En découle inéluctablement la question du prix qui va elle-même, peut-être, conduire à la déviance. Cette dernière peut prendre différentes formes : le contournement d’une utilisation gratuite limitée par la création d’adresses email multiples, l’utilisation d’une licence à but éducatif pour une activité lucrative et de façon plus radicale, le piratage pur et simple pour une utilisation sans contraintes, d’une durée illimitée. Avec l’avènement des sites de partage, notamment en « peer-to-peer », cette pratique est devenue accessible au plus grand nombre. Le logiciel payant recherché est souvent fourni avec un « crack » extrêmement bien documenté. Et nous y voilà, derrière l’ordinateur, persuadés de ne pas être inquiétés, déresponsabilisés vis-à-vis de nos actes, motivés par l’avarice et convaincus que ce n’est qu’une goutte d’eau parmi plusieurs milliards de chiffre d’affaires générés par ces entreprises.

Puisqu’on en parle, comment luttent-elles contre ces pratiques ? La Business Software Alliance (BSA) regroupe certains des plus grands éditeurs de logiciels au monde 3Business Software Alliance. (s.d.). Les membres de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa/bsa-members , tels Microsoft, Apple, Adobe, IBM, Intel, Oracle. « Elle protège la propriété intellectuelle et favorise l’innovation, contribue à ouvrir les marchés et à garantir une concurrence loyale, et crédibilise les technologies de l’information aussi bien auprès des consommateurs, des entreprises que des administrations gouvernementales » 4Business Software Alliance. (s.d.). À propos de la BSA. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.bsa.org/about-bsa . En Suisse aussi, des associations (Stop-Piracy, Association Suisse du Vidéogramme ASV, Association Suisse pour la lutte contre la piraterie SAFE) regroupent des acteurs de l’industrie et de l’audiovisuel pour sensibiliser le public et lutter contre ces pratiques.

Selon la dernière enquête mondiale de la BSA sur les logiciels 5Business Software Alliance. (2018, juin). BSA Global Software Survey. Récupéré sur https://ww2.bsa.org/~/media/Files/StudiesDownload/2018_BSA_GSS_Report_A4_en.pdf , en Suisse et en 2017, le pourcentage de logiciels sans licence officielle représente 21%, soit 1 sur 5. Le manque à gagner des éditeurs s’élèverait à 393 millions de francs.

Au-delà des risques de sécurité inhérents au téléchargement sans précautions sur ces sites prétendument fiables, dont les conséquences techniques et financières ne seront pas abordées, se pose la question de l’illicéité de l’acte. Que dit la loi à propos des logiciels, quels sont les risques pour un particulier ou une entreprise qui utilise, partage, vend, par métier ou non, une copie pirate ou pirate un logiciel ?

Ce que dit la loi

La loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA ; RS 231.1) 6Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA ; RS 231.1), Etat le 1er janvier 2017. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19920251/ ainsi que l’ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits voisins (ODAu ; RS 231.11) 7Ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits (ODAu ; RS 231.11), Etat le 1er janvier 2018. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19930114/index.html , couvrent globalement la protection des œuvres et leurs auteurs, mais aussi les activités liées au piratage de logiciels et l’utilisation de copies pirates. Dans le cadre d’une entreprise, « les art. 6 et 7 de la loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif s’appliquent aux infractions commises dans la gestion d’une entreprise, par un mandataire ou d’autres organes » 8Loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif (DPA ; RS 313.0), Etat le 1er janvier 2019. Récupéré sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19740066/index.html . Selon l’art. 6 al. 1 : « … les dispositions pénales sont applicables aux personnes physiques qui ont commis l’acte ».

Au préalable et selon l’art. 2, al. 3 LDA : « Les programmes d’ordinateur (logiciels) sont également considérés comme des œuvres. » Dès lors, la protection du droit d’auteur s’applique.

Les logiciels sont exclus de l’utilisation à des fins privées (art. 19, al. 4 LDA). Que ce soit à des fins personnelles, dans un cercle de personnes étroitement liées, pour l’enseignement, dans les entreprises ou administrations publiques, l’utilisation ou la reproduction n’est pas autorisée. Seul l’acheteur peut bénéficier d’une autorisation, dans le cadre licite selon l’art. 17 ODAu et dépendamment des conditions de la licence. Une exception demeure, selon l’art. 24, al. 2 LDA : « La personne qui a le droit d’utiliser un logiciel peut en faire une copie de sauvegarde ; il ne peut être dérogé à cette prérogative par contrat ».

La loi prévoit aussi une protection des mesures techniques (art. 39a LDA). Ces dernières sont utilisées pour limiter les copies, l’utilisation simultanée, la protection des parties essentielles du logiciel, le cryptage, etc. Il est clairement spécifié à l’art. 39a, al. 1 qu’ « Il est interdit de contourner les mesures techniques efficaces servant à la protection des œuvres et d’autres objets protégés ». De plus, selon l’art. 39a, al. 3, le fait de fabriquer, importer, proposer au public, posséder dans un but lucratif, aliéner ou mettre en circulation un dispositif, des produits ou des composants permettant le contournement des mesures techniques, est interdit.

Le piratage ou l’utilisation d’une copie pirate est une violation du droit d’auteur selon l’art. 67 LDA : « Sur plainte du lésé, est puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire ». Selon art. 67 al 2, « Si l’auteur d’une infraction au sens de l’al. 1 agit par métier, il est poursuivi d’office. La peine est une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou une peine pécuniaire. En cas de peine privative de liberté, une peine pécuniaire est également prononcée ».

A cela s’ajoute selon l’art. 69a la violation de la protection des mesures techniques ou de l’information sur le régime des droits « Sur plainte du lésé, est puni d’une amende… ». De même, selon l’art. 69a, al 2 « Si l’auteur de l’infraction agit par métier, il est poursuivi d’office. La peine est une peine privative de liberté d’un an au plus ou une peine pécuniaire ».

L’on peut arguer de l’art. 67, al. 1, let. c « modifie une œuvre » que le simple fait de contourner les mesures techniques peut impliquer une modification. De plus, afin de pouvoir pirater le logiciel en question, il est nécessaire d’en avoir une copie, ce qui viole directement le droit d’auteur (art. 67, al. 1, let. e). L’utilisation de copies pirates ou le piratage en lui-même sont donc frappés des deux interdictions. Néanmoins et compte tenu des multitudes de configurations possibles, systèmes de licences, contournements techniquement possibles, il serait intéressant qu’une instance judiciaire se prononce sur la question. L’interprétation sera sûrement dissemblable selon le contexte.

En conséquence : achat ou risque ?

Les recherches de jurisprudence fédérales ou cantonales en relation avec les articles 67 et 69a n’ont pas été suffisamment concluantes pour pouvoir s’y référer. Il semble que les tribunaux suisses n’ont pas encore eu l’occasion de se prononcer expressément sur un cas de piratage. Certains arrêts y faisaient référence à différents niveaux, sans pour autant que leur objet principal soit concentré sur le sujet (voir simplement l’utilisation non autorisée hors cadre de la licence).

Ce manque de cas concrets de nature pénale en Suisse pourrait sous-tendre une volonté, notamment de la BSA et des acteurs de l’industrie, à rechercher un dialogue diplomatique avec les contrevenants, les incitant à se mettre en règle avec leurs licences, plutôt que de les faire sanctionner.

À noter que les violations de droit d’auteur ont pratiquement toutes une répercussion pénale. Dès lors, cela en vaut-il la peine ? Il existe énormément de logiciels libres qui peuvent être utilisés sans contraintes, même dans le cadre d’activités commerciales et qui répondent pour la plupart aux principaux besoins. Par conséquent, sommes-nous vraiment obligés de céder à ceux qui monopolisent le marché juste par ce qu’ils sont une référence ? Cela dépendra aussi en grande partie des moyens financiers, mais la publicité n’y est pas pour rien.

Le 22 mai 2001, le Parlement européen et le Conseil de l’Union ont adopté une directive 9Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Etat le 22 juin 2001. Récupéré sur https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32001L0029 qui donna l’impulsion aux pays membres pour la modernisation de leurs législations nationales, en matière de droit d’auteur. Contrairement à nos voisins 10L’Obs. (2012, octobre). Du Japon à l’Italie, le tour du monde des Hadopi. Récupéré le 22 juillet, 2019, de https://o.nouvelobs.com/high-tech/20121001.OBS4158/du-japon-a-l-italie-le-tour-du-monde-des-hadopi.html , la loi suisse souffre encore de lacunes, notamment concernant l’exception de la copie privée, qui autorise à télécharger ou « streamer » du contenu tel que de la musique ou des films, même s’il provient de sources illégales. Une des conséquences est l’inscription de la Suisse sur « la liste de surveillance des partenaires commerciaux » 11USTR. (2016, avril). USTR Releases Special 301 Report on Protection of American Intellectual Property Rights Across the World. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://ustr.gov/about-us/policy-offices/press-office/press-releases/2016/april/ustr-releases-special-301-report qui, du point de vue des États-Unis, ne possèdent pas de réglementations suffisantes pour la protection des droits de propriété intellectuelle. Une autre conséquence non négligeable touche directement les artistes qui sont inéluctablement pénalisés financièrement pour une œuvre qu’ils ont produite. Quand bien même des groupes de travail visant à flirter avec la conformité européenne se mettent en place 12Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle. (s.d.). Groupe de travail AGUR12. Récupéré le 18 juillet, 2019, de https://www.ige.ch/fr/droit-et-politique/evolutions-nationales/droit-dauteur/revision-du-droit-dauteur/groupe-de-travail-agur12.html , l’évolution n’est pas prévue pour demain.

Et vous, avez-vous quelque chose à vous reprocher ?

Autres références

AGEFI (2017, décembre). Renforcement de la lutte contre le piratage. Récupéré le 13 juillet, 2019, de https://www.agefi.com/quotidien-agefi/une/detail/edition/2017-12-06/article/droit-dauteur-alors-que-la-revision-de-la-lda-est-en-cours-la-suisse-se-trouve-dans-le-viseur-des-etats-unis-466299.html

Denis Barrelet, Cilli Egloff | Le nouveau droit d’auteur | 3e éd. | 2008

Jacques de Werra | Défis du droit d’auteur dans un monde connecté | sic! 2014 p. 194

Inge Hochreutener | Propriété intellectuelle / «L’âme des Poètes» ou l’avenir du droit d’auteur dans un monde sur lequel règne le «copier-coller» | 2011 | p. 159-176