L’évolution du financement du commerce international au travers de deux fraudes à 30 ans d’intervalle

Auteur
Bertrand Pater, un étudiant du MAS LCE
Thématique
Fraude

Le commerce international en bref

De manière générale, avant d’accorder une facilité de crédit, le créancier vérifie la solvabilité du futur débiteur, sa réputation, mais aussi sa fortune. Pour les entreprises, le bilan est essentiel. On y trouve, entre autres, le ratio financement propre et étranger mais également les fonds propres. L’analyse ne se limite pas à ces deux éléments qui suffisent cependant à expliquer ce qui suit.

Dans le financement du commerce international, le preneur de crédit (débiteur) habituel est une société de trading. Le bilan type de ces sociétés démontre un capital social très faible, qui ne procure pas suffisamment de sécurité aux organismes de financement.

En effet, la valeur d’un simple cargo de pétrole se situe entre 100 et 200 millions d’USD. Avec une approche standard basée sur le bilan, si l’on demande aux débiteurs de participer aux risques de la transaction à hauteur de 25%, ils doivent mobiliser entre 25 et 50 millions d’USD. A cela s’ajoute la rapidité d’une transaction qui se liquide habituellement avec des paiements à 90 jours de la date d’embarquement, voire parfois en quelques jours seulement. Même une participation de 10% limite la société débitrice sur ses opportunités de transactions et l’empêche d’en réaliser plus d’une ou deux à la fois.

Structuration du financement autour du connaissement maritime

Dans les années 1970, les petites sociétés de trading genevoises, possédant peu de fonds propres représentaient la très grande majorité des acteurs du domaine. C’est alors que Paribas (Suisse) S.A. invente une manière de structurer ces financements en ne basant plus son analyse sur le bilan de la société mais sur la valeur de la marchandise financée 1WIKIPEDIA, 2022. Paribas. wikipedia.com [en ligne]. Mars 2022. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paribas . Ainsi, le créancier s’approprie l’actif en le faisant passer sur une autre catégorie, une créance gagée (selon la LP Art. 37 et ss) 2Loi fédérale du 11 avril 1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP ; RS 281.1). Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/27/317_321_377/fr .

L’une des contraintes pour faire respecter ce gage est de s’assurer que le débiteur ne possède plus la maîtrise physique de la marchandise financée.  Le voyage par navire représentant la très grande majorité des transactions financées, c’est à ce moment qu’intervient le connaissement maritime, un papier-valeur qui permet de séparer juridiquement la maîtrise physique du bien de sa propriété (art. 965) 3Ref.2 .

C’est ainsi que le financement du commerce international prend place à Genève en se structurant sur ce montage juridique, le connaissement maritime devenant la pierre angulaire de cette activité.

L’affaire Tradasec

A la fin des années 1980 et au début des années 1990, une fraude nationale a touché la place financière genevoise. Tradasec, une compagnie active dans le commerce du coton, finançait ses activités auprès de plusieurs établissements bancaires. Les marges plus faibles et la particularité du modèle économique ont permis à cette société de s’éloigner du gage habituellement utilisé et de fournir comme « garantie » de simples copies de factures (la facture de vente domiciliée auprès du créancier ayant financé l’opération). En temps de difficultés financières, la société a commencé à présenter plusieurs fois la même facture auprès de différents établissements bancaires et ce, jusqu’à découverte de l’astuce. Les pertes se sont chiffrées à plusieurs dizaines de millions de francs pour la place financière genevoise et la société a fait faillite. Les banques ont réussi à faire face à cette fraude sans avoir à licencier du personnel.

COVID-19 et fraudes

En 2020, la crise du COVID a lourdement impacté le financement du commerce international. Une série de fraudes a influé sur les résultats de différentes banques, essentiellement lors du 1er semestre 2020 et cela sans qu’aucune communication ne soit faite sur le sujet, à juste titre, afin de favoriser le recouvrement des créances. Cela a eu comme conséquence une restructuration importante de l’activité, voire son abandon pour certaines banques. Les pertes représentent des sommes bien plus importantes que celles des années 1990 et les licenciements n’ont pas pu être évités. Pourtant, les fraudes sont de même nature que celle des années 1990. Certaines banques ont modifié la structuration du financement de cette activité sous la pression des coûts engendrés par le développement des nouvelles régulations et nouvelles sanctions. Ces acteurs se sont éloignés du modèle « papiers-valeurs » pour adopter une approche plus bilantielle.

Principales contraintes pesant sur les acteurs financiers

L’évolution du cadre législatif4 BIS, s.d. bis.org [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.bis.org/; finma, 2022. Actualisation des sanctions. finma.ch [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://finma.ch/fr/news/2022/03/20220325-sr-946-231-176-72/; U.S. DEPARTEMENT OF THE TREASURY, 2022. Sanctions Programs and Country Information. home.treasury.gov [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://home.treasury.gov/policy-issues/financial-sanctions/sanctions-programs-and-country-information; EUROPEAN COMMISSION, 2022. European Union Consolidated Financial Sanctions List. Disponible à l’adresse : https://webgate.ec.europa.eu/fsd/fsf/public/files/pdfFullSanctionsList/content?token=dG9rZW4tMjAxNw

L’un des éléments pesant sur les acteurs financiers de ce type de transaction est l’environnement géopolitique qui a engendré un renforcement des sanctions internationales pour le contrôle de l’énergie et des domaines considérés comme cruciaux. Les législations se sont étoffées, les amendes et les règles se sont durcies. La mise en place de nouvelles normes législatives, de sanctions et d’aspect « compliance » ont également pesé sur l’organisation interne des modèles de financement et surtout sur leur profitabilité engendrant d’importants coûts d’investissement en salariés et outils informatiques.

Pression sur les marges bénéficiaires des banques

Les frais engendrés par l’évolution du cadre législatif ont pesé sur la marge bénéficiaire. Or, sans profit, aucun acteur économique ne souhaite prêter de l’argent. A défaut d’améliorer le revenu, on peut avoir tendance à limiter les coûts en cherchant à faire des économies sur les montages financiers. Une opération structurée par un papier-valeurs nécessite plus d’expertise et de temps de travail qu’une opération garantie par une facture.

Cependant la qualité du « collatéral » n’est pas de même nature 5CACLIN F., s.d. Gestion du collatéral : définition. finmarkets.com [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.fimarkets.com/pages/collateral.php . Une fraude sur des papiers-valeurs est plus complexe à mettre en place car elle implique plus d’intervenants. Elle expose également les fraudeurs à de possible poursuites pénales pour faux dans les titres.

Le changement de structuration des financements

D’un côté, l’environnement économique a vu des coûts s’accroitre pour les organismes de financements. De l’autre, il est impossible de reporter tout ou une partie de ceux-ci aux preneurs de crédits en raison d’une compétition économique accrue. Cette pression a permis à certains preneurs de crédit de quitter le financement couvert par des papiers-valeurs et de revenir à des financements contre factures par exemple. Nous l’avons vu, cette deuxième solution est moins onéreuse en termes d’expertise et de temps de travail mais elle est aussi moins sécurisée.

Le danger d’objectifs axés sur le revenu pour les organismes de crédit

Au sein des acteurs bancaires, ces changements ont rendu la possibilité de faire des transactions plus lourde et plus difficile pour les commerciaux – les relationship managers. Leurs objectifs annuels quant à eux sont restés essentiellement axés sur ce qu’ils rapportent à la banque en termes de revenu par année. Afin de répondre aux objectifs, certains managers ont ainsi défendu de manière plus active les intérêts des clients, au détriment de ceux de la banque.

La typologie des fraudeurs

Lors de la première vague du coronavirus, les confinements ont amené le blocage des navires aux ports des différents pays. Il a fallu du temps pour que les autorités portuaires s’organisent avec les différents gouvernements et définissent une marche à suivre. Après des semaines d’attente, les navires ont été autorisés à accoster et décharger selon la nature de leur cargaison et en fonction de son aspect vital (l’énergie étant plus vitale que les jouets par exemple).

Les immobilisations des navires au large ont engendré des frais très importants de « demeurage », frais rarement couverts par les assurances qui n’ont pas considéré cette situation comme un cas de force majeure 6GHANGURDE A., 2022. Demurrage charges : What is Demurrage For Shipowner and Importer. dripcapital.com [en ligne]. Mars 2022. Disponible à l’adresse : https://www.dripcapital.com/resources/blog/demurrage-meaning-charges 7GUERRERO J., 2020. Insurance considerations for cargo owners during COVID-19. propertycasualty360.com [en ligne]. Avril 2020. Disponible à l’adresse : https://www.propertycasualty360.com/2020/04/28/insurance-considerations-for-cargo-owners-during-covid-19/?slreturn=20220431103230

Dans la très grande majorité des cas, selon l’expérience dans le secteur, les fraudeurs agissent dans le but de faire perdurer le business de leur société mis à mal par des problèmes de liquidités. N’ayant pas à fournir de garanties spécifiques, ils émettent plusieurs factures sur une opération réelle et les présentent à l’ensemble de leurs créanciers afin d’obtenir des liquidités. Ils cherchent donc à éloigner la société de la faillite. Seul un quart des fraudeurs possèdent des motivations d’enrichissement illégitime 8INTERNATIONAL CHAMBER OF COMMERCE, 2022. iccwbo.org [en ligne]. s.d. Disponible à l’adresse : https://iccwbo.org/ .

Conclusion

Aujourd’hui, en pleine crise, le secteur du négoce international, qui représente 25 % du revenu du budget genevois, tend à se réinventer et à revenir sur les fondamentaux 9VILLE DE GENEVE, 2020. Comptes 2020 et rapport de gestion du Conseil administratif. Disponible à l’adresse : https://www.geneve.ch/sites/default/files/2021-05/Comptes_2020-ville-de-geneve.pdf .  Ce mouvement, qui est né à Singapour, est suivi à Genève par les experts du domaine et tend à induire un retour des financements contre des gages spécifiques représentés par des papiers-valeurs.

Il n’en demeure pas moins que le cadre législatif pèse sur la structure de coût de ce type de transaction et donc de sa profitabilité. Sans profitabilité, il n’y a pas d’acteur bancaire. Sans acteur bancaire, le respect de la législation se trouve amoindri et offre de l’espace à l’opacité des financements ainsi qu’à d’autres fraudes ou délits économiques.

La gouvernance à court terme et la centralisation des procédés ont poussé certains acteurs à délaisser l’expertise afin de réaliser des profits risqués. Leurs charges ont diminué immédiatement vu qu’ils payaient moins de salaires, mais leurs risques ont augmenté de manière non maitrisée.

Une grande partie des intervenants dans le domaine du financement du commerce international revient sur les bases de structuration et s’assure de posséder des papiers-valeurs comme gages (ou d’être en présence d’un nantissement similaire). Si cela ne peut empêcher une fraude, elle la rend beaucoup plus difficile à mettre en place et expose les fraudeurs à des poursuites potentiellement plus lourdes.

Mon avis personnel est que le fonctionnement du système bancaire suisse actuel et ses normes permettent de superviser les transactions et de s’assurer que les sanctions internationales sont respectées. Bien entendu, il peut être amélioré.

Aucun acteur, qu’il soit étatique ou privé, n’a intérêt à ce que les banques quittent ce secteur d’activité, car d’autres acteurs prendront cette place et il n’est pas certain que les contrôles soient réalisés avec la même diligence ou volonté. L’expertise acquise pourrait se perdre.

L‘évolution de la législation en la matière imposée par les Etats aux acteurs économiques n’est pas assez claire ; elle est changeante, dense, multiple (US, Europe, Suisse, …) et par conséquence, elle pèse lourdement sur la profitabilité des entreprises. Certaines remettent en cause leur volonté de continuer cette activité.

Un travail de fond doit être engagé pour ne plus simplement ajouter des couches tel un mille feuilles. Il faudrait, par exemple, ajouter de la cohérence et de la standardisation, fournir des outils informatiques étatiques qui permettent de suivre le respect de ces règles ou à défaut des abattements fiscaux sur ces contraintes imposées par les Etats aux acteurs privés ou encore encourager le maintien de l’expertise dans ce domaine d’activité en favorisant la compétitivité des salaires des plus âgés. Voici quelques idées qui laissent entrevoir toute une variété de possibilités.

Si les similitudes des deux fraudes ayant eu lieu à 30 ans d’intervalle sont bien présentes, on comprend qu’elles ne sont pas semblables. La deuxième résulte d’une complexité juridique toujours croissante poussant les acteurs économiques à s’adapter et, parfois, à faire un mauvais choix.