L’humanitaire et la fraude

Auteur
Barbara Schmuki
Thématique
Corruption, Fraude

Une partie des informations et opinions exprimées dans cet article sont le fruit de mon expérience professionnelle. Celles-ci n’engagent que moi et non pas mon ancien employeur qui ne peut être tenu responsable des propos tenus dans cet article.

Prise de conscience

La fraude ou la corruption tant privée que publique dans l’humanitaire ne font généralement que peu couler d’encre dans les médias traditionnels. Pourtant ces phénomènes existent et sont une préoccupation permanente des acteurs de la branche. De temps à autre au gré des conflits ou des désastres naturels ce problème se retrouve soudain sur le devant de la scène, comme lors du tsunami de 2004.

26 décembre 2004, 7h58 et 53 secondes, un tremblement de terre d’une magnitude de 9 à 9,3 sur l’échelle de Richter secoue l’Océan Indien. 12 pays sont frappés, entre 230’000 et 250’000 personnes périssent.

Le tsunami de 2004 domina l’information internationale pendant des semaines. Le monde entier s’est senti concerné car beaucoup d’Occidentaux faisaient partie des victimes. Les dons, tant dans le domaine public que privé, ont été sans précédent.

Figure 1: Total humanitarian expenditure, 1990–2006 1Development Initiatives (2007-2008). Global Humanitarian Assistance. Somerset, http://devinit.org/wp-content/uploads/2010/07/2007-GHA-report.pdf, Development Assistance Committee (DAC) of the Organisation for Economic Cooperation and Development (OECD) https://data.oecd.org/oda/net-oda.htm

On notera le pic de l’assistance en 2005 puis le déclin entre 2005 et 2006 (diminution de l’assistance aux pays affectés par le tsunami).

Cette catastrophe a attiré l’attention sur les dérives que cet afflux massif d’aide financière a pu créer. Les énormes montants financiers investis dans cette catastrophe pour l’humanité ont posé beaucoup de questions quant à l’utilisation des fonds et les montants destinés à l’aide des victimes qui sont restées dans des poches qui n’en auraient pas eu besoin.

Le niveau élevé des ressources financières qui a été engagé a causé des préoccupations au sujet de nouvelles occasions de corruption. Il a été constaté qu’une « capacité de réaction à l’urgence dans le domaine de la corruption » manquait cruellement et devait être mise en place afin d’éviter certaines dérives futures. Cette prise de conscience a permis de prendre des mesures afin que la transparence dans l’aide humanitaire d’urgence soit prise au sérieux et mise en place.

Très souvent, les pays touchés par des catastrophes naturelles ou des conflits sont des pays où la corruption est déjà très présente. La corruption a une définition qui varie entre les cultures et parfois même au sein d’une même culture. Par exemple, le népotisme est très clairement considéré comme de la fraude dans certains pays alors que dans certaines cultures cela est toléré voir normal. Dans certains pays la corruption est même un agissement courant voir attendu au niveau même du gouvernement. Une grande quantité de ressources subitement injectées dans des économies pauvres peuvent aggraver le déséquilibre du pouvoir et de ce fait augmenter la corruption.

Ceci englobe la corruption financière telle que la fraude, les pots-de-vin, l’extorsion et les dessous-de-table. Malheureusement, la fraude est également non financière et dans ce cas elle peut également toucher les plus vulnérables, les véritables victimes. Il s’agira alors de manipulation, de détournement de l’aide humanitaire par exemple par des groupes armés qui se serviront dans les denrées alimentaires pour nourrir leurs combattants.

Les préférences à l’embauche aux personnes d’un même clan, d’une même ethnie ou d’une même famille sont monnaies courantes ainsi que la coercition exercée sur le personnel ou les bénéficiaires pour prendre part au système ou pour tout bonnement fermer les yeux.

Le comportement le plus abject étant sans aucun doute celui de l’attribution de biens nécessaires à la survie en échange de faveurs sexuelles.

Exemples de fraudes

La corruption ne se passe pas uniquement dans le domaine financier. Les fonctions dites de soutien ont également leur lot de fraudes et de malversations. Les fonctions de soutien principales dans une action humanitaire sont la chaîne logistique, la chaîne d’approvisionnement et la gestion des avoirs.

Ces fonctions englobent notamment la passation du marché, les montants en jeu pouvant être colossaux, les cas de fraudes sont courants. Les appels d’offres peuvent être faussés, certains fournisseurs peuvent être mis volontairement à l’écart. Les réponses à l’appel d’offres peuvent être truquées, en effet une seule et même personne fera plusieurs offres sous des noms d’entreprise différents et avec la complicité de la personne en charge de l’appel d’offres, il s’assure ainsi d’être celui qui va remporter l’offre. Un fournisseur peut également falsifier des bulletins de livraisons en faisant croire que la totalité a été livrée, ce qui n’est pas le cas, mais le montant de la facture lui est bel et bien pour la totalité de la commande. Un fournisseur peut verser un pot-de-vin et ainsi livrer de la marchandise tout à fait inutile et ainsi partager le profit avec l’employé. La qualité peut être inférieure que celle commandée mais à nouveau le prix sera celui de la qualité supérieure. Un gouvernement corrompu ou des milices locales peuvent exiger des pots-de-vin pour laisser passer les marchandises destinées aux personnes dans le besoin. Ils peuvent également agir à des niveaux plus stratégiques comme les douanes ou l’accès au visa. Certains chauffeurs ou transporteurs peuvent prétendre avoir dû payer des pots-de-vin ou que les marchandises ont été volées ou détruites, mais en réalité la marchandise a été détournée dans le but de la vendre. Les inventaires de marchandise peuvent être falsifiés afin de cacher le détournement des biens.

L’entretien des voitures générant également de gros montants, il est fréquent que des pièces défectueuses ne soient pas remplacées par des pièces neuves mais que le prix, lui, soit bien celui de matériel neuf. Les employés peuvent prétendre que les pièces en stock étaient abîmées mais ces dernières ont été en fait vendues. La consommation de carburant peut parfois être ridiculement haute et la justification peut être une fuite d’essence ou l’évaporation, mais en fait les réservoirs ont été siphonnés. Lors de la livraison du fuel, une partie peut être détournée alors que le prix sera celui pour toute la quantité commandée. Le compteur de la pompe à essence peut également être truqué et ainsi faire croire que les litres utilisés sont supérieurs à la réalité, de cette façon la différence pourra être subtilisée et utilisée à d’autre fin.

Opérer dans un endroit sans aucun accès aux instituts bancaires augmente considérablement le montant de cash qui se trouve à disposition pour les différentes activités et programmes des organisations humanitaires. Ces montants se trouvent augmentés dans le cas de programmes comme «travail contre rémunération» où des programmes nécessitant beaucoup de main-d’œuvre qu’il faut payer régulièrement. Ce genre de situation peut susciter une forte tentation de corruption. L’argent pourra facilement être volé ou détourné.

Bénéficier d’organisme bancaire à proximité n’élimine pourtant pas tous les problèmes, certains escrocs peuvent être autorisés à signer à la banque ou être de connivence avec le banquier et de ce fait détourner les fonds. Des partenaires et également des employés fantômes peuvent voir le jour et ainsi toucher des montants indus. La comptabilité peut être falsifiée. De faux documents comptables comme des fausses factures ou des documents incomplets peuvent être utilisés. Si des comptables de différents sites parviennent à s’entendre, des montants destinés à d’autres sites pourront être sortis d’une comptabilité mais jamais entrés dans l’autre, et le montant pourra ainsi être partagé.

Comment diminuer la fraude

La baguette magique permettant d’éradiquer la fraude n’a pas encore été trouvée. Il appartient à chaque organisation humanitaire d’en prendre conscience et de mettre en place des mesures adéquates à chaque contexte. Une bonne connaissance de la région, de ses coutumes et de sa culture est impérative.

Certaines organisations sont réticentes à discuter publiquement de ce problème car elles craignent que cela ait une influence négative sur la levée des fonds. L’effet devrait logiquement être l’opposé, puisqu’un donateur devrait être plus enclin à verser de l’argent à une institution qui reconnaît ses faiblesses et qui y travaille et renforce ainsi sa crédibilité. La prise de conscience seule de l’organisation n’est pas suffisante. En effet, le personnel tant expatrié que local doit absolument prendre conscience de l’importance que le respect des victimes, donc de l’argent des donateurs, est vital et le centre d’une action humanitaire.

En phase d’urgence les procédures sont simplifiées et plus rapides, car il faut sauver les victimes en priorité, mais comme le cas du tsunami nous l’a démontré, il est important de bénéficier d’une capacité à réagir rapidement également à ce niveau-là, afin d’entraver la corruption du départ.

L’analyse des risques inhérents à chaque contexte ne doit pas uniquement être du ressort de l’audit interne, mais les risques de corruptions doivent faire partie intégrante de la stratégie de l’organisation. Un code de conduite donnant une définition claire de la corruption rend les employés attentifs au fait que cette dernière ne sera pas tolérée et que des sanctions seront prises vis-à-vis de ceux qui ne respecteront pas ce code de conduite.

Le fait que le personnel travaille dans le domaine humanitaire n’implique pas qu’il ne soit pas tenté de frauder. Au contraire peut-être, car l’aide humanitaire est logiquement présente dans des pays détruits par des conflits ou des catastrophes pour l’humanité et qui manquent de tout, il est donc d’autant plus tentant de vouloir se servir là où il y a ce qui peut manquer.

Les fraudeurs de l’humanitaire ne sont pas différents des criminels économiques lambdas et l’on peut donc faire l’analogie suivante :

Les criminels économiques évaluent l’attractivité d’une opération selon trois critères :

  • La perception du risque encouru
  • La probabilité que la manipulation soit
    découverte
  • La peine à laquelle ils s’exposent

La règle des 20-60-20 nous apprend que 20% de la population est fondamentalement honnête et peu importe quel gain se trouve à la clé, elle ne passera jamais à l’acte. Le 60% est en principe honnête, néanmoins la tentation de passer à l’acte sera présente s’il se trouve confronté à une opportunité liée à un risque minime d’être démasqué. Le 20% restant est constitué de personnes foncièrement malhonnêtes qui sont prêtes à profiter de chaque occasion pour frauder.

Si de tels critères s’appliquent à une société ne devant pas faire face à de grands manquements, il est envisageable de penser que pour les populations dans le besoin le 60% des gens se laissent tenter encore plus facilement. L’idée ici n’étant aucunement de faire un amalgame et de dire que «ce sont tous des fraudeurs». Bien au contraire, si l’on met en relation le niveau de fraude et la tentation à laquelle la population doit faire face, les cas de fraude importants ne sont que rarement mis au point par ceux qui en auraient le plus besoin.

Les «lessons learned» de plusieurs décennies d’aide humanitaire ont permis au plus grand nombre d’organisations humanitaires d’établir des contrôles internes efficaces qui n’ont absolument rien à envier à ceux d’entreprises actives dans d’autres domaines. Malheureusement un contrôle interne si bon soit-il sur le papier ne pourra pas à lui seul diminuer les cas de fraude. La formation du personnel et des contrôles réguliers tant internes qu’externes doivent renforcer ce dernier et de cette façon assurer du mieux possible que les dons arrivent bien aux victimes et non pas aux fraudeurs.

Sources :

Reymond, P., Margot, J., Margot, A. (2006-2007) Les limites de l’aide humanitaire. (Projet SHS de 1e année master. SHS Développement Durable et Développement Nord-Sud Lausanne, année 2006-2007). Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne.

Transparency International (2014). Prévenir la corruption dans le cadre des opérations humanitaires, manuel de bonnes pratiques. 2e édition 2014. Berlin

R.W. (2014, 21 décembre). Le tsunami de 2004, catastrophe d’ampleur inégalée. Le Temps : https://www.letemps.ch/monde/tsunami-2004-catastrophe-dampleur-inegalee

Pérouse de Montclos, M-A. (2009/4) Du développement à l’humanitaire, ou le triomphe de la com’. Revue Tiers Monde 2009/4 no 200 pages 751 à 766. https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2009-4-page-751.htm

Pérouse de Montclos, M-A. (2005/12) Les ONG humanitaires sur la sellette. cairn info ,Dans Études 2005/12 (Tome 403), pages 607 à 616. https://www.cairn.info/revue-etudes-2005-12-page-607.htm#

11,5% des dons pour le tsunami ont été dépensés dans d’autres projets (2011, 12 janvier)

L’Expansion.com. https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/11-5-des-dons-pour-le-tsunami-ont-ete-depenses-dans-d-autres-projets_1434296.html

Perrin, B., de Preux, P. (2018). L’investigation en entreprise (Prévention et détection des fraudes). Lausanne : Presse polytechniques et universitaires romandes.