Libra et contexte de son programme de conformité

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Etudiant du MAS
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Introduction

Dans le contexte de l’essor du marché des monnaies virtuelles et des risques de blanchiment d’argent lié à l’anonymat que procure la technologie blockchain, LIBRA rend sa copie au régulateur afin de concilier convivialité et conformité sur son projet de plateforme de paiement et le lancement de ses monnaies virtuelles (≋LBR).

Arrière-plan

Le 16 avril 2020, l’Association genevoise Libra Association (LIBRA) 1Registre du commerce du canton de Genève –  https://ge.ch/hrcintapp/externalCompanyReport.action?companyOfrcId13=CH-660-2285019-7&ofrcLanguage=2, consulté le 15.04.2020 a publié une deuxième version de son white paper (livre blanc) destiné notamment à convaincre l’autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) qui en a accusé bonne réception 2FINMA – Communiqué de presse – Libra Association: lancement du processus d’autorisation de la FINMA – 16.04.2020 – https://www.finma.ch/fr/news/2020/04/20200416-mm-libra/, consulté le 15.04.2020 .

En substance, l’association souhaite lancer son nouveau système de paiement basé sur ses stablecoins (≋LBR) et la technologie blockchain 3Libra Association Members – White Paper v2.0 – avril 2020 – https://libra.org/en-US/white-paper/, consulté le 15.04.2020 .

Stablecoin – Définition

Un stablecoin est une monnaie dont la valeur présente une faible volatilité car basée sur un actif-sous-jacent stable, comme par exemple une monnaie fiduciaire existante. Ainsi, l’utilisation de ce type de devise virtuelle permet également de favoriser et de réduire les frais de conversion dans le cadre de transactions internationales 4Renaud H. – 20.10.2019 – https://journalducoin.com/altcoins/definition-stablecoin/, consulté le 15.04.2020 .

A titre comparatif, nous relèverons que le bitcoin (BTC) est une monnaie volatile notamment car il n’est pas contrôlé par une banque centrale qui pourrait en atténuer les fluctuations. On parle aussi de jeton de paiement ou de monnaie virtuelle décentralisée (pas d’administrateur central) et convertible en monnaie fiat (i.e monnaie fiduciaire) 5Lisa Desjardins – 13.07.2018 – https://www.in-compliance.ch/2018/07/13/cryptomonnaies-les-categories-de-risque/ , consulté le 15.04.2020 .

En l’occurrence, LIBRA proposera des stablecoins « mono-devise » (absents de la première version) basés par exemple sur l’USD, l’EUR ou le GBP, ainsi qu’un stablecoin basé sur un panier de devise. En outre, cette nouvelle infrastructure devrait à terme permettre de sécuriser ses avoirs sur des appareils mobiles et de les transférer dans le monde entier 6Ref. 3 .

Afin de répondre notamment aux attentes des régulateurs suite à la première édition de son livre blanc sorti en juin 2019, la nouvelle version met notamment l’accent sur un nouveau compliance
framework
et semble renoncer à une transition vers un système de paiement « libre d’accès » (permissionless) 7https://www.ft.com/content/23a33fcb-1342-4a18-be39-504e8507f752 , consulté le 15.04.2020 .

Dans le cadre du processus d’autorisation en tant que système de paiement initié auprès de la FINMA, cette dernière devra notamment évaluer dans quelle mesure l’association pourra faire respecter les normes de lutte contre le blanchiment d’argent nationales et internationales 8Ref. 2 .

En effet, LIBRA, en tant que système de paiement devant obtenir une autorisation de la FINMA, serait réputé être un intermédiaire financier au sens de la Loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LBA). En tant qu’intermédiaire financier, LIBRA serait également soumis aux différentes obligations de gestion des risques de lutte contre le blanchiment dictées notamment par l’OBA-FINMA ainsi qu’à l’obligation/droit de communiquer au bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (si applicable).

En vertu de la loi sur l’infrastructure des marchés financiers (LIMF), l’autorisation de la FINMA pour un tel projet est requise pour ce type d’entreprise 9Art. 4 al. 2 de la loi sur l’infrastructure des marchés financiers (LIMF) . Également en vertu de cette loi, la FINMA devrait poser des exigences spéciales pour les services complémentaires présentant des risques accrus 10Ref. 2 .

Les risques

Les nouveaux standards du Groupe d’Action Financière (GAFI) en matière d’actif virtuel ont également dû être pris en compte dans le design du nouveau compliance framework (i.e. programme de conformité) de l’association 11Ref. 3 .

Le GAFI évoque notamment le besoin d’avoir une approche basée sur les risques adaptée à l’écosystème des actifs virtuels. Ce dernier devrait tenir compte des risques spécifiques tels que l’anonymat, les services d’obfuscation de type mixer qui permettent d’opacifier l’origine des fonds, ou encore l’émergence de nouveaux business model du type Initial Coin
Offerings
(ICOs)12 http://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/recommendations/RBA-VA-VASPs.pdf, consulté le 15.04.2020 .

En outre, dans son rapport 2020 sur l’analyse de la criminalité liée aux cryptomonnaie, Chainalysis, société experte dans la sécurité et l’analyse blockchain, décrit notamment la hausse du volume de transactions en cryptomonnaies et l’adoption par le grand public de ces dernières avec des sociétés comme Amazon ou Starbucks qui acceptent désormais le paiement en bitcoin. Au niveau des risques spécifiques, Chainalysis reporte notamment une forte hausse des schémas de fraude de type Ponzi qui ont explosé en 2019. Le marché des ransomware qui exige souvent des paiements en monnaies virtuelles, les groupes de hackers de haut niveau (comme les Advanced Persistent Threat) formé au vol de donné et à l’intrusion, ou encore les produits illicites issus de ventes sur le darkweb sont autant de nouveaux acteurs qui utilisent des services et réseaux sophistiqués afin de blanchir ces capitaux, et ce malgré la traçabilité que peut offrir la technologie blockchain (sur certaines monnaies du moins) 13CHAINALYSIS THE 2020 STATE OF CRYPTO CRIME – Everything you need to know about darknet markets, exchange hacks, money laundering and more – January 2020 – https://www.chainalysis.com .

Comme l’explique la FINMA, l’utilisation de la technologie blockchain présente un risque accru de blanchiment à cause notamment de l’anonymat qu’elle peut procurer. En effet, comme elle l’explique dans son rapport annuel 2019, « il n’existe pas encore sur la blockchain de système permettant la transmission d’informations dans le trafic des paiements » 14FINMA – « Rapport annuel 2019 » – https://www.finma.ch/fr/documentation/publications-finma/rapport-d-activite/ , consulté le 15.04.2020 . C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de système permettant la transmission fiable des données d’identification du donneur d’ordre et du bénéficiaire, comme c’est actuellement le cas avec le système SWIFT pour le trafic des paiements traditionnel. Cela permet par exemple de vérifier qu’un bénéficiaire ne soit pas inscrit sur une liste de sanction. L’art. 10 OBA-FINMA définit en effet clairement cette obligation. Cette communication d’information pourrait toutefois être faite par d’autres canaux que la blockchain. La FINMA précise encore dans sa communication sur le trafic des paiements sur la blockchain : « il faut, pour que de tels systèmes ou accords puissent répondre aux exigences de l’art. 10 OBA- FINMA, qu’ils soient établis entre des prestataires soumis à une surveillance adéquate en matière de blanchiment d’argent » 15FINMA « Communication FINMA sur la surveillance 02/2019 – Trafic des paiements sur la blockchain » 26.08.2019 – https://www.finma.ch/fr/news/2019/08/20190826-mm-kryptogwg/ , consulté le 15.04.2020 .

Ce dernier point fait notamment partie des directives du GAFI en la matière. Cyphter Trace Inc, une société de sécurité spécialisée dans la blockchain, a introduit en septembre 2019 son Travel Rule Information Sharing Architecture (TRISA) (disponible open source). La société propose un livre blanc afin de guider les fournisseurs de services d’actifs virtuels (Virtual Asset Service Providers ou VASP) dans la mise en place d’une architecture leur permettant d’être en conformité avec les exigences du GAFI et en l’espèce, de la cellule de renseignement financier américaine FinCEN 16https://ciphertrace.com/trisa-unveiled/ , consulté le 15.04.2020 .

VASP et actifs virtuels

Le GAFI définit les VASP dans ses recommandations de juin 2019 comme étant :
« toute personne physique ou morale qui n’est pas couverte ailleurs par les recommandations et qui, en tant qu’entreprise, exerce une ou plusieurs des activités ou opérations suivantes pour une autre personne physique ou morale ou en son nom :
i. échange entre des actifs virtuels et des monnaies fiduciaires (i.e fiat) ;
ii. échange entre une ou plusieurs formes d’actifs virtuels ;
iii. transfert d’actifs virtuels (i.e. d’une adresse ou d’un compte à une/un autre) ;
iv. garde et/ou administration d’actifs ou d’instruments virtuels permettre le contrôle des actifs virtuels ; et
v. la participation à des services financiers liés à l’offre et/ou à la vente d’un actif virtuel par un émetteur et la fourniture de ces services. »

Le GAFI y définit également la notion d’actif virtuel comme étant « une représentation numérique de la valeur qui peut être échangée ou transférée numériquement et qui peut être utilisée à des fins de paiement ou d’investissement. » 17GAFI – INTERNATIONAL STANDARDS ON COMBATING MONEY LAUNDERING AND THE FINANCING OF TERRORISM & PROLIFERATION – The FATF Recommendations -juin 2019 – https://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/recommendations/pdfs/FATF%20Recommendations%202012.pdf  – Citation traduite de l’anglais avec www.DeepL.com/Translator (version gratuite) , consulté le 15.04.2020

Programme de conformité (compliance framework) Libra en bref

Dans son livre blanc, LIBRA décrit comment l’association souhaite augmenter la sécurité de son système de paiement grâce notamment à un compliance framework robuste. Pour ce faire, elle a notamment pris en compte les feedbacks des régulateurs dans le cadre de la mise en place de ses standards de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, la conformité aux sanctions internationales, ainsi que la lutte contre la prévention des activités illicites 18Ref. 3 .

Tandis que l’association Libra sera par exemple responsable de faire appliquer les principes de bonne gouvernance et de mettre en place un Chief Compliance Officer, une fonction de Financial Intelligence Unit (cellule de renseignement financier – CRF ) sera mise en place. Cette CFR aura notamment pour tâche de surveiller l’activité du réseau Libra (i.e. transactions à l’aide d’outils d’analyse de la blockchain), de signaler les activités suspectes (e.g. partager des red flags avec d’autres participants, etc.) et de collaborer avec les autorités gouvernementales. Et de préciser encore : « Lorsqu’une activité potentiellement suspecte et sanctionnée est détectée, la fonction CRF soumettra des rapports appropriés aux autorités compétentes, comme le permet ou l’exige la loi applicable. » 19Ref. 3 Nous comprendrons par-là notamment communication de soupçon de blanchiment d’argent au sens de la LBA.

En outre, le réseau distinguera à terme quatre classes de participants. Cependant, dans un premier temps, la plateforme ne sera accessible qu’à deux types de contreparties qui seront brièvement décrites ci-après : les Designated Dealers et les VASP. En fonction du feedback des régulateurs, la situation pourrait être amenée à évoluer. En substance, les Designated Dealers seraient des institutions financières bien capitalisées qui jouiraient d’une expertise sur les marchés des changes. Le concept de VASP est défini par le GAFI et a été évoqué plus haut. Cette catégorie comprend par exemple également les plateformes d’échange et les custody wallet provider. Ces VASP devraient par exemple être enregistrés/avoir une licence auprès d’une juridiction membre du GAFI, et ces entités devraient également faire l’objet d’une due diligence de la part de LIBRA, afin de s’assurer qu’elles remplissent les exigences posées par le compliance framework de cette dernière, avant de pouvoir opérer sur la plateforme 20Ref. 3 .

Comme le souligne la FINMA dans sa fiche d’information sur les monnaies virtuelles : « proposer des prestations de conservation et des services de paiement en monnaies virtuelles
(custody wallet) et exploiter des plates-formes de négociation permettant l’achat et la vente de monnaies virtuelles constituent notamment des activités soumises à la loi sur le blanchiment d’argent
. » 21FINMA – FICHE D’INFORMATION – Monnaies virtuelles – 01.01.2020 –  https://www.finma.ch/fr/finma-public/fiches-d-information/ , consulté le 15.04.2020 Nous comprendrons par-là que ces derniers VASP sont également des intermédiaires financiers au sens de la LBA.

Conclusion

Le projet initial a été somme toute adapté aux craintes des régulateurs et les ambitions « libérales » ont été revues à la baisse. À la lecture du livre blanc proposé, il semble que l’association est consciente des attentes réglementaires et dit s’inspirer des bonnes pratiques existantes dans cette industrie. Le projet propose une avancée par étape, ce qui semble prudent. Compte tenu de l’expansion du marché des monnaies virtuelles de manière générale, et des ambitions de LIBRA en termes d’utilisateurs (pour son système de paiement et ses stablecoins), la mise en place concrète des mesures de prévention, la détection et la réponse aux risques de blanchiment sera encore certainement un beau défi pour l’association.