La criminalité économique constitue un enjeu d’intérêt public majeur, d’autant plus qu’il reste difficile de la définir1Augsburger-Bucheli I. et Tirelli L. (2020). « De l’utilité d’une définition de la criminalité économique, de son usage et du besoin de s’en affranchir », in Droit pénal et criminologie : mélanges en l’honneur de Nicolas Queloz, Bâle : Helbing & Lichenthaln, pp. 169-179. et d’en mesurer concrètement l’impact2Beaudet-Labrecque, O. & Zbinden, R. (2024, 6 juin). Évolution de la criminalité économique entre 2009 et 2023. Chronique ILCE – Haute École Arc. https://www.he-arc.ch/chroniques-ilce/evolution-de-la-criminalite-economique-entre-2009-et-2023/.. Les autorités de poursuites pénales doivent à la fois lutter contre les « petites arnaques »3Communiqué de presse de l’État de Vaud du 25.04.2025. Arnaque aux faux policiers : plusieurs personnes interpellées. https://www.vd.ch/actualites/actualite/news/25118-arnaque-aux-faux-policiers-plusieurs-personnes-interpellees. et démanteler des fraudes sophistiquées4Communiqué de presse du Ministère Public de la Confédération du 03.04.2025. https://www.news.admin.ch/fr/nsb?id=104740., dans un contexte marqué par un volume important d’affaires, des ressources limitées5Rapport du Collège des procureurs sur l’activité du Ministère public (2024). https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/ministere_public/fichiers_pdf/MP_RA_2024_web.pdf. et des enquêtes complexes6Ministère public de la Confédération (2024). Rapport de gestion du MPC 2024. https://www.bundesanwaltschaft.ch/mpc/fr/home/taetigkeitsberichte/taetigkeitsberichte-der-ba.html.. Sur le plan politique, on se heurte au manque d’études sur le phénomène7Postulat du 11.06.204. Réf. 24_POS_30. Kilian Duggan et consorts. Criminalité économique : quelle stratégie pour notre canton ? https://www.vd.ch/gc/seances-du-grand-conseil/point-seance/point/36e380fc-5bda-4d53-a617-cc0de09ce933/meeting/1019573. et à l’absence d’une politique criminelle claire en la matière8Rapport de la commission chargée d’examiner le postulat « Criminalité économique : quelle stratégie pour notre canton ? ». Janvier 2025. https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/gc/fichiers_pdf/2022-2027/24_POS_30_RC.pdf..
Les institutions de l’État jouent pourtant un rôle crucial pour prévenir l’émergence d’un sentiment d’impunité. Cela suppose un examen consciencieux des moyens de lutte existants et le développement de dispositifs appropriés, à l’instar de la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite9Loi fédérale du 18 mars 2022 sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite (RO 2023 628).. La prise de conscience doit être institutionnelle et collective, et ne saurait reposer uniquement sur les autorités de poursuites ou se limiter aux instances judiciaires, d’ailleurs. C’est dans cette perspective que s’inscrit cette chronique en s’intéressant à un groupe d’autorités rarement mentionné dans la lutte contre la criminalité économique : les autorités d’exécution des peines.
Il était une fois… à l’ouest de la chaîne pénale 10La chaîne pénale désigne tant le processus que l’ensemble des acteurs et des institutions qui interviennent dans le traitement d’une infraction, soit de sa détection à l’exécution de la peine du condamné.
À l’opposé des autorités de poursuites pénales se trouvent les autorités d’exécution des peines, les établissements pénitentiaires, et les services de probation11Ces dénominations peuvent varier d’un canton à l’autre.. Ces entités ont la tâche de faire exécuter leurs peines aux condamné·e·s et de les réinsérer dans la société. Elles sont aussi responsables du contrôle des règles de conduite (art. 94 CP12Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP : RS 311.0).), des mandats d’assistance de probation (art. 93 CP) et de l’exécution des mesures prévues aux art. 59 CP et suivants du Code pénal (CP). Ces dispositifs offrent a priori un cadre intéressant pour le suivi des auteurs d’infractions économiques :
- Les règles de conduite laissent une grande marge de manœuvre aux autorités quant aux conditions13Obligation de travailler ; payer ses contributions d’entretien, ses frais de justice, les indemnités-victime, etc. ; régulariser sa situation administrative ; disposer d’une adresse ou d’un logement, respecter une interdiction de contact, suivi thérapeutique adapté, disposer d’une adresse ou d’un logement, etc. qui peuvent être exigées des condamné·e·s durant leur délai d’épreuve ;
- L’assistance de probation consiste en un suivi sociojudiciaire sous la forme d’entretiens réguliers, de visites du lieu de vie ou de travail, dont le but est d’attester du déroulement du délai d’épreuve, soutenir la réinsertion du justiciable et effectuer un travail sur le délit. Elle peut également intervenir dans la phase d’attente de jugement14Mesures de substitution à la détention, art. 237 du Code de procédure pénale du 5 octobre 2007 (CPP ; RS 312.0). ;
- L’interdiction d’exercer une activité au sens de l’art. 67 CP vise à prohiber expressément l’exercice d’une activité professionnelle ou occupationnelle en lien avec les infractions commises15Cette mesure peut être prononcée pour plusieurs années, voire à vie dans les cas les plus graves. En outre, elle peut contrôlée par un service de probation..
… Et pour quelques individus de plus
Il semble pourtant que les auteurs d’infractions économiques soient rarement soumis à de telles dispositions. Sur la base d’une sélection d’infractions (Tableau 1), il ressort des données de l’OFS (2007-2021) qu’ils représentent en moyenne 3 % des justiciables soumis à l’une de ces dispositions et 2 % de celles qui sont engagées chaque année, soit moins de 1 % du total de condamnés pour ces mêmes infractions (Tableau I, Tableau II, Tableau III, Annexes). Hélas, nous ne disposons pas des données concernant la mesure prévue à l’art. 67 CP pour ces auteurs.

Parmi les auteurs d’infractions économiques qui y sont soumis, 41% sont âgés de 45 ans et plus et 31% sont âgés entre 35 et 44 ans, contre respectivement 29% et 25% de l’ensemble des justiciables sous ces dispositions (Tableau III, Annexes). Les données des condamnations vont dans le même sens. Ainsi les auteurs d’infractions économiques âgés de 44 ans et plus représentent en moyenne 31% des condamnés, contre 16% pour les auteurs de vols et 7% pour les auteurs de brigandages. Ce chiffre monte à 63% pour le détournement de valeurs patrimoniales mises sous main de justice, ce qui pourrait s’expliquer par des difficultés économiques qui s’accumulent avec les années. En revanche, 44% des obtentions frauduleuses de prestations concernent les moins de 25 ans, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que certaines prestations sont plutôt accessibles à jeune public, par exemple les bourses d’études (Tableau IV, Annexes). La criminalité économique pourrait donc se distinguer par des auteurs qui agissent au-delà du pic de la criminalité (pic qui décline habituellement au début de la vingtaine16Killias, M., Aebi, M. F., & Kuhn, A. (2012). Criminalité et facteurs démographiques : la sur-criminalité des jeunes. In Précis de criminologie (pp. 209-210).3ème éd. Stämpfli.) et plus longtemps.
Concernant la récidive, les données relèvent qu’environ 20% des auteurs d’infractions économiques récidivent dans les 3 ans suivant leur dernière condamnation et que la moitié des recondamnations a lieu au cours de la 1e année (Tableau V, Annexes). Les statistiques indiquent qu’ils sont une minorité à être condamnés pour des infractions relevant de notre sélection (récidive spéciale). Il faut néanmoins rappeler que la criminalité économique ne se limite pas à cette liste d’infractions. Il ressort également que ce taux de récidive est peu ou prou équivalent à celui de la récidive générale. En revanche, ce taux est inférieur à celui des vols. L’une des explications pourrait être que les infractions économiques donnent lieu à des enquêtes et à des procédures plus longues et plus complexes.
En raison de plusieurs limites méthodologique, la portée de ces résultats reste toutefois exploratoire. Tout d’abord, la sélection restreinte des infractions exclut une partie du Code pénal et les infractions qui relèvent d’autres lois fédérales. Les chiffres des dernières années sont encore provisoires en raison des procédures en appel et ceux de la récidive ne comptabilisent que les auteurs suisses. Ces résultats doivent donc être considérés comme les jalons de futures recherches qui permettraient, par exemple, de vérifier si cette proportion ne serait pas plus importante s’il l’on comptabilisait toutes les infractions à caractère économique ; si ces auteurs bénéficient d’un profil de « risque »17Comprendre « risque de récidive » dont les indicateurs comprennent principalement les antécédents, les actes de violence, la diversité de la carrière criminelle, la fréquentation de pairs déviants, une attitude favorable à la délinquance, des troubles de la personnalité, des addictions et des difficultés scolaires, professionnelles, familiales ou à structurer son temps libre. favorable ou des peines moins sévères qui les tiendraient davantage éloignés d’un suivi postpénal ; ou si l’assistance de probation était davantage perçue comme une aide sociale qu’un moyen de contrôle. Des études comparatives avec d’autres types de délits (trafic de stupéfiants, vols) offriraient des pistes d’analyses complémentaires s’agissant de la récidive. Finalement, il serait intéressant d’étudier comment sont concrètement mis en place le contrôle des règles de conduite ou d’une interdiction avec ce type d’auteurs.
Le bon, la brute et… l’escroc
Venons-en, à présent au suivi probatoire des auteurs d’infractions économiques. Le premier constat est que cette criminalité est loin d’être une catégorie homogène. Elle est composée en réalité de plusieurs profils, ce qui peut s’avérer essentiel pour la prise en charge de ces individus. La typologie proposée au Tableau 2 met en évidence quatre profils. Selon cette classification, l’on constate que les opportunistes se rapprochent davantage d’une petite délinquance, plutôt marquée par des difficultés d’insertion sociale.
À l’inverse, les trois autres catégories sont plus représentatives de ce que l’on entend par « criminalité économique ». Les spécialistes, par exemple, consacrent leur parcours délictuel quasi exclusivement à l’enrichissement illégitime ou à l’obtention illicite d’avantages. Leurs actes s’inscrivent au sein de leur réseau d’influence (proches, connaissances, clients) et se caractérisent par un degré d’élaboration plus élevé. En outre, ils jouissent habituellement d’une meilleure stabilité socio-économique (emploi, revenu, logement, famille, santé) y compris au moment de leur libération. Néanmoins, leur trajectoire n’est pas exempte de difficultés sociales, professionnelles ou psychiques, ce qui peut favoriser une prise de conscience et une entrée dans un processus de désistance18Processus selon lequel un auteur cesse tout comportement délictuel sur le long terme. Voir : Bersani, B. E., & Doherty, E. E. (2018). Desistance from offending in the twenty-first century. Annual Review of Criminology, 1, 311-334. https://doi.org/10.1146/annurev-criminol-o32317-092112.. L’accompagnement consiste principalement à exercer un rappel à la loi et à stabiliser leur situation pour que la tentation de recourir à des moyens illicites soit moins forte.
L’escroc-gold renvoie à des individus dont le statut socio-économique correspond au stéréotype de la criminalité en col blanc19Braithwaite, J. (1985). White-collar crime. Annual Review of Sociology, 11(1), 1-25. https://doi.org/10.1146/annurev.so.11.080185.000245., soit une personne issue du milieu des affaires qui profite de sa position et de son expertise pour détourner des valeurs (avocat-e-s, comptables, gestionnaires de fortune, etc.). Le préjudice peut atteindre plusieurs millions et le processus judiciaire est généralement long avant que la condamnation soit effective (multiples recours et autres tentatives de retarder l’exécution de la peine). D’autre part, leur prise en charge s’avère complexe, car ils ne souhaitent pas exposer leurs affaires et le travail sur le délit est rendu difficile du fait qu’il s’inscrit dans un contexte économique et des affaires qu’ils maîtrisent mieux que leurs interlocuteur·ice·s.
Les polyvalents renvoient à des profils situés à la frontière de la criminalité organisée. Contrairement aux deux autres, leurs casiers judiciaires font état de condamnations pour trafic de stupéfiants à grande échelle ou pour d’autres infractions associées à la criminalité organisée, et leur peine est généralement plus lourde. Ils agissent, à première vue, plutôt dans le cadre de l’économie locale (entreprises de construction, garages, immobilier, etc.) et à ce titre, présentent toutes les garanties pouvant favoriser leur sortie (contrat de travail, statut d’indépendant, logement, réseau professionnel, etc.). Le travail sur le délit est compliqué, car ils refusent fréquemment de revenir sur le contexte des infractions ou se retranchent derrière des explications qui minimise leur implication. L’une des approches consiste à aborder les facteurs de risque et à réunir les éléments qu’ils veulent bien communiquer pour les verser au dossier. Ce qui peut s’avérer utile en cas de nouvelle affaire, car les rapports de la probation sont en principe transmis au ministère public en charge.

Le suivi de ces trois derniers profils est réputé difficile. En effet, leur collaboration est le plus souvent superficielle et les leviers motivationnels peu nombreux. Il est notamment compliqué d’obtenir les justificatifs demandés ou des déclarations fiables. L’on observe fréquemment une tendance à la manipulation, à la dissimulation ou des tentatives de se soustraire aux obligations. L’évaluation du risque de récidive est aussi plus difficile à apprécier, car ils font rarement l’objet d’une expertise psychiatrique légale, et les facteurs criminologiques20Guay, J.-P., Bernbouriche, M., & Parent, G. (2015). L’évaluation structurée du risque de récidive des personnes placées sous main de justice : méthodes et enjeux. Pratiques Psychologiques, 21(3), 235-257. https://doi.org/10.1016/j.prps.2015.05.005. peuvent être biaisés par le contexte délictuel. Ainsi, une activité professionnelle ou un entourage en apparences prosocial ne signifient pas forcément qu’il s’agisse de facteurs protecteurs dans ces cas. Finalement, le travail sur le délit se heurte à un sentiment de toute-puissance, d’injustice ou à un discours de légitimation, particulièrement forts.
Ces difficultés ne doivent toutefois pas remettre en question la pertinence d’un suivi postpénal, car l’aide-contrainte fait partie intégrante de cette mission. Le suivi probatoire peut en particulier s’avérer utile dans les cas de délinquance économique pour ce qui est du contrôle d’une interdiction21Antonetti, C. (3, 2024). Destination Bewährung: die tägliche Arbeit mit straffällig gewordenen Personen. Bewährungshilfe Soziales, Strafrecht, Kriminalpolitik. https://www.dbh-online.de/sites/default/files/bewhi/bewhi_3_2024_ivz.pdf.. Le rappel à la loi ainsi qu’une sensibilisation aux conséquences d’une nouvelle condamnation sont aussi des approches efficaces pour ces profils, dont il semble que « l’image de soi » est très importante. De plus, ces dispositions ont au moins l’avantage d’incarner les limites de la loi auprès d’individus qui ont longtemps agi en toute impunité.
Les escrocs dorment en paix
En conclusion, il existe en Suisse des ressources pour lutter contre la criminalité économique qui semblent encore sous-exploitées. Les autorités d’exécution des peines offrent un cadre qui se prête au contrôle d’individus récidivistes ou dont la culpabilité est particulièrement lourde, et la délinquance économique n’y fait pas exception. Recourir à cet encadrement de manière plus systématique et développer des unités de suivi spécialisées au sein de ces autorités contribuerait à freiner le sentiment d’impunité qui donne cette légère impression de « Far West ». Il n’est pas incongru non plus d’imaginer un système, tel que celui du MROS22Bureau de communication central de la Suisse pour les soupçons de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme qui reçoit les communications de soupçons de la part des intermédiaires financiers et des négociants en vertu de la loi sur le blanchiment d’argent et du code pénal., auquel les institutions de l’État pourraient adresser leurs soupçons sans pour autant surcharger les ministères publics.
Cette approche que l’on pourrait qualifier de « surveiller et punir23Foucault, M. (1993). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard. » prête néanmoins flanc à la critique. Ainsi la question de la séparation des pouvoirs, la protection des données (secret de fonction), son efficacité ou le risque d’un élargissement du filet pénal24Slingeneyer, T. (2018). Les homines carcere inclusi. Réflexions sur l’objectivation des condamnés libérés anticipativement et sur la gestion de leur liberté. Champ pénal/Penal field, 15. https://doi.org/10.4000/champpenal.9638. (soit le fait d’étendre le contrôle judiciaire à une plus large part de la population) sont autant de motifs à débat. Il en va toutefois de la volonté ou non de lutter efficacement et globalement contre de ce phénomène, car faut-il rappeler que si la criminalité économique a certes le col blanc, il n’en demeure pas moins qu’elle a les mains sales.
Filmographie
- Catch Me If You Can (Arrête-moi si tu peux), Spielberg, S. (2002)
- Once Upon a Time in the West (Il était une fois dans l’Ouest), Leone, S. (1968)
- For a Few Dollars More (Et pour quelques dollars de plus), Leone, S. (1965)
- The Good, the Bad and the Ugly (Le Bon, la Brute et le Truand), Leone, S. (1966)
- The Bad Sleep Well (Les salauds dorment en paix), Kurosawa, A. (1960)
Annexes




