Les plateformes de « streaming » prennent de plus en plus d’ampleur, surtout depuis la pandémie de COVID-19. En effet, le nombre de « streamers »1Personne proposant des contenus en direct sur internet. sur la plateforme Twitch est passé de 3,75 millions en février 2020 à 7,4 millions en mai 20202Ruby D. (2023). Twitch Statistics 2023 – (Users, Revenue & Insights). Demandsage. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.demandsage.com/twitch-users/ [Consulté le 10.08.2023].. À la suite de cela, le nombre a stagné et la plateforme compte environ 7,25 millions de « streamers » actifs. À la base, cette plateforme était principalement utilisée pour diffuser des parties de jeux vidéos. Cependant, petit à petit, les activités se sont développées et de nouveaux styles de contenus ont vu le jour. Malheureusement, ce développement n’échappe pas à certaines dérives, telles que la diffusion de contenus douteux ou illégaux. L’un des exemples les plus frappants de ce changement de direction est l’arrivée de l’animateur du jeu télévisé français « Questions pour un champion », Samuel Etienne3Samueletienne (s.d.). Twitch. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.twitch.tv/samueletienne [Consulté le 13.07.2023].. Arrivé sur la plateforme en décembre 2020, il diffuse chaque jour une revue de presse nommée « La matinée est tienne » où il parle de l’actualité.
Bien qu’étant le leader, Twitch n’est pas la seule plateforme à proposer ce genre de service. D’autres essaient, tant bien que mal, de concurrencer cette dernière, telle que YouTube Gaming Live, Facebook Gaming et plus récemment Kick. À des fins de simplifications, seules Twitch et Kick seront analysés.
Controverses, abus et financement douteux
Tout d’abord, il est important de préciser que la pornographie en elle-même est interdite sur les plateformes. En effet, il est mentionné dans les conditions générales de Twitch et Kick que la nudité ou les contenus à caractères sexuels sont interdits4Twitch Terms of Service – Art. 10, 2023, Twitch. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.twitch.tv/p/fr-fr/legal/terms-of-service/#10-prohibited-conduct [Consulté le 13.07.2023]..
Malgré cela, ces plateformes proposent des catégories de « streaming » en direct nommées « Piscines, jacuzzi et plages »5Piscines, jacuzzi et plages, 2023, Twitch. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.twitch.tv/directory/category/pools-hot-tubs-and-beaches [Consulté le 14.07.2023]. pour l’une et « Pools, Hot Tubs & Bikinis »6Pools, Hot Tubs & Bikinis, 2023, Kick. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://kick.com/categories/irl/pools-hot-tubs-bikinis [Consulté le 14.07.2023]. pour l’autre. Ces catégories regroupent principalement des femmes en petites tenues dans des jacuzzis, en train de faire du yoga ou tout simplement qui demandent des dons pour effectuer certaines actions plus ou moins sexuelles. Tout cela restant dans les règles des plateformes, car ces personnes ne montrent pas leurs parties intimes. Il est tout de même important de se poser la question sur la pertinence de ce genre de contenu. En effet, celui-ci ne peut pas être qualifié de pornographie à proprement parler, car aucun acte sexuel n’est diffusé, mais plutôt de « soft porn ». Par exemple, certaines diffusions montrent des personnes portant des petites tenues. Les sujets abordés durant ces dernières sont bien souvent à connotation sexuelle. Il n’y a cependant rien d’explicite.
Toujours selon les conditions d’utilisation de ces plateformes, l’accès est autorisé aux utilisateurs (créateurs de contenus et spectateurs) à partir de 13 ans sous la supervision d’un représentant légal. Au vu de cela, les enfants peuvent donc être exposés très tôt à de la sexualité. En effet, il revient aux parents de surveiller les actions de leurs enfants sur internet, mais il est aussi très simple de tomber sur ces contenus sans le vouloir. Selon l’article 197 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311), « quiconque offre, montre, rend accessibles à une personne de moins de 16 ans ou met à sa disposition des écrits, enregistrements sonores ou visuels, images ou autres objets pornographiques ou des représentations pornographiques, ou les diffuse à la radio ou à la télévision, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. ». Les entreprises de diffusion en direct sont donc menacées par cet article. Il serait donc dans leur intérêt de réguler plus sévèrement les contenus proposés. Bien que d’autres critères, tels que l’appât du gain, sont susceptibles d’entrer en jeu, la protection des mineurs face à ces contenus est primordiale.
Aussi, le financement de certaines de ces plateformes est, parfois, un peu obscur. C’est le cas pour Kick. La plateforme lancée en décembre 2022 est détenue par Stake, un important site de casino et paris en ligne7Bruno Esteban-Garay (2023). Kick, la plate-forme qui rêve de concurrencer Twitch, et ses liens encombrants avec les casinos en ligne, Le Monde Pixels. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/07/10/kick-la-plate-forme-qui-reve-de-concurrencer-twitch-et-ses-liens-encombrants-avec-les-casinos-en-ligne_6181375_4408996.html [Consulté le 14.07.2023].. Contrairement à Twitch, qui a interdit les diffusions de jeux de paris sur sa plateforme en octobre 20228IndustyTrends, (2023). Is Kick.com just a vehicle for Stake’s online casino?, 2023, Analytics Insight. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.analyticsinsight.net/is-kick-com-just-a-vehicle-for-stakes-online-casino/ [Consulté le 14.07.2023]., Kick mets en avant ce genre de contenu. Une catégorie est réservée aux jeux d’argent. L’activité principale des « streamers » qui diffusent sous cette catégorie est de partager leurs parties et montrer leurs gains. L’intérêt de Kick (et sa maison mère Stake) est donc très grand. En effet, il suffit de se rendre sur la catégorie « Slots & Casinos » de Kick, pour se rendre compte que la grande majorité des diffuseurs jouent sur Stake. Cela fait donc une publicité pour la plateforme de casino et incite les spectateurs à jouer sur cette dernière. Le financement de Kick étant directement lié à Stake, la plateforme fait alors potentiellement de plus en plus de profit grâce à cette opération rondement menée. Bien que le fait de faire de la publicité pour des jeux d’argent par les exploitants ne soit pas illégal en Suisse à quelques exceptions près selon l’article 74 de la Loi fédérale du 29 septembre 2017 sur les jeux d’argent (LJAr ; RS 935.51), cette pratique est néanmoins douteuse éthiquement parlant. En effet, les « lives » peuvent être considérés comme de la publicité. Bien souvent, le logo de Stake apparaît sur la diffusion. Aussi, certains créateurs de contenus populaires, tels que xQc9xQc, 2023 .Kick. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://kick.com/video/ca729215-8121-4405-9e2b-529925368f72 [Consulté le 10.10.2023]. sont en partenariat directement avec Stake et font donc la publicité directe de ce casino en ligne. Ce dernier s’est fait remarquer en juin 2023, car il a décroché l’un des plus gros contrats de la part de Kick. En effet, un accord de 100 millions de dollars a été conclu entre le « streamer » canadien et la plateforme concurrente de Twitch10Kellen Browning (2023). Twitch Star xQc Signs $100 Million Deal With Kick, a Rival Platform,. The New York Times. [En ligne]. Disponible à l’adresse: https://www.nytimes.com/2023/06/16/business/twitch-kick-xqc.html [Consulté le 10.10.2023].. Les liens entre ce dernier et Stake via son service Kick sont donc très étroits.
Les diffusions en direct concernant les jeux d’argent sont catégorisées en « +18 ». Bien que sur Kick un avertissement s’affiche lorsque l’utilisateur veut regarder un de ces « lives » (figure 1), ce dernier est très facilement contournable. Il suffit à l’utilisateur de cliquer sur le bouton « Commencer à regarder » affiché en vert fluo pour pouvoir accéder à tous les contenus de cette catégorie. Il en va de même pour la catégorie « Pools, Hot Tubs & Bikinis ». Un message similaire est aussi affiché sur Twitch, mais l’avertissement est plus grand et plus explicatif (figure 2).
Afin de vérifier l’accessibilité à ces plateformes, un test a été effectué dans le cadre de la rédaction de cet article. Les contenus à caractères sexuels ou ayant un lien avec les jeux d’argent restent accessibles aux mineurs. Un compte utilisateur avec comme date de naissance, le 01.01.2010 a été créé sur Kick et Twitch et uniquement les messages précités s’affichent. Si l’utilisateur clique sur le bouton « Commencer à regarder », il aura accès à tous les contenus catégorisés comme « +18 ».
Au niveau du droit suisse, certaines diffusions de jeux d’argent pourraient enfreindre l’article 74 al. 1 LJAr. En effet, ce dernier interdit la publicité outrancière. Si l’on reprend l’exemple de xQc, celui-ci a diffusé le 7 octobre 202311Réf. 9., ses parties de jeux d’argent durant près de quatre heures. Le tout était sponsorisé par la plateforme Stake. À ce niveau-là, il va sans dire que cette diffusion à des fins publicitaires entre dans le cadre de l’article précité. En effet, il pourrait être considéré comme outrancier la diffusion sur une longue durée et en réagissant aux gains obtenus. Le tout étant diffusé à une large échelle et à un public pas forcément très bien contrôlé. Cependant, faire de la publicité outrancière n’est pas puni. En effet, selon les art. 131 al. 1 let. b et c LJAr, seul le fait de faire de la publicité pour des jeux d’argent non autorisés en Suisse, ainsi qu’à destination des mineurs ou des personnes frappées d’une exclusion est punissable. L’amende fixée pour ces infractions est de CHF 500’000.- au plus. La situation n’est pas la même en Italie. Twitch y a été condamné en décembre 2023 à une amende de 900’000.- euros pour avoir laissé en ligne des contenus faisant de la publicité pour des jeux d’argent12Elvira Pollina (2023). Italy fines YouTube, Twitch for allegedly breaching gamble ads ban, Reuters. [En ligne]. Disponible à l’adresse: https://www.reuters.com/technology/italy-fines-youtube-twitch-allegedly-breaching-gamble-ads-ban-2023-12-12/ [Consulté le 20.1.2023]..
La même problématique est présente au niveau des contenus à caractères sexuels. Comme il n’y a pas d’exhibition à proprement parler, les diffuseurs restent dans le cadre légal suisse. Cependant, la doctrine13Heimgartner, S., Isenring, B.,Maurer, H., Riesen-Kupper, M., Weder, U., & Donatsch, A. (2022). StGB/JStG Kommentar: Mit witereren Erlassen und Kommentar zu den Strafbestimmungen des SVG, Betmg, aig und OBG (21ème éd). Zürich: Orell Füssli Verlag. pp. 538-540. explique que l’article 197 al. 1 CP qui a pour objectif de protéger le développement sexuel des jeunes vise à interdire tous contenus qui pourraient exciter sexuellement le consommateur. Aussi, le « soft porn » implique que le créateur de contenu soit vu comme un objet de désir sexuel. Ceci est le cas lors de nombreuses diffusions sur Twitch ou Kick. En effet, beaucoup de créateurs de contenus font des actions à connotation sexuelle en fonction de dons reçus ou à la demande des utilisateurs. Bien souvent aussi, ils redirigent les spectateurs vers leur compte OnlyFans, qui contient des photos ou vidéos beaucoup plus explicites.
Conclusion
En conclusion, bien que des messages d’avertissement soient affichés par les plateformes et plus rarement par les « streamers » eux-mêmes, ceci ne suffit pas à restreindre l’accès à ce genre de contenus aux mineurs. Afin que la stratégie de prévention soit utile et qu’elle respecte le cadre légal, il faudrait bloquer l’accès des mineurs aux contenus réservé à un public majeur. Aussi, le fait que les « streamers » fassent de la publicité pour les autres plateformes où ils postent du contenu plus explicite est problématique. Les mineurs auraient donc accès à plus de contenus susceptibles de les choquer ou altérer leur développement sexuel.
Le problème est le même pour les jeux d’argent. Les mineurs qui passent plusieurs heures à regarder leur « streamer » préféré enchaîner les parties et faire de gros gains seront eux aussi tentés de faire la même chose. Bien qu’ils n’aient pas accès aux plateformes de casino en ligne, ils pourraient développer une addiction dans le futur.
Il pourrait alors être nécessaire que des améliorations soient prises en compte en la matière afin de préserver les plus jeunes déjà trop exposés à ces problématiques. Les plateformes de « streaming » de ce genre devraient rester un espace d’amusement, de liberté, mais sans ce côté sombre. Évidemment, les enjeux économiques y sont pour quelque chose si l’on reprend l’exemple de Kick et Stake, mais l’accès à ce genre de contenu devrait être réservé à un public majeur et averti.
