Pourquoi faut-il soumettre les avocats et notaires à la Loi sur le blanchiment ?

Auteur
Pamela Damjanovic, Etudiante du MAS LCE
Thématique
Blanchiment d’argent

Introduction

À l’occasion de sa dernière évaluation par les pairs en 2016, le Groupe d’action financière (GAFI) constatait une marge d’amélioration non négligeable pour la législation suisse en matière de lutte contre le blanchiment. À cet effet, la Suisse avait été placé en phase de suivi renforcé impliquant la remise d’un rapport triennal.

Le GAFI, organisme intergouvernemental fondé en 1989 afin de contrecarrer l’expansion du trafic de stupéfiants1GAFI, « Qui sommes-nous ? », 2023, https://www.fatf-gafi.org/fr/the-fatf/who-we-are.html., a désormais pour missions d’examiner les techniques de blanchiment existantes par la rédaction de rapports qui déterminent les actions existantes et présentent les mesures appropriées notamment au niveau national2GAFI, « L’historique du GAFI », 2023, https://www.fatf-gafi.org/fr/the-fatf/historique-du-GAFI.html.. En 1990, l’organisation publiait ainsi un rapport contenant quarante Recommandations constituant un plan d’action permettant d’établir les premiers standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment d’argent3GAFI, « Que faisons-nous ? », 2023, https://www.fatf-gafi.org/fr/the-fatf/what-we-do.html.. Bien qu’il ne s’agisse pas de normes obligatoires, les Recommandations sont destinées à être appliquées à travers le monde. Elles servent ensuite de base pour l’évaluation, chacune des Recommandations se voyant attribuer une appréciation par rapport à son application via la législation interne au pays4GAFI, Procédures et processus d’évaluations mutuelles et de suivi consolidé, 2023, p. 13-14, https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/Gafiengeneral/Procedures-universelles.html.. La Suisse reprend systématiquement les Recommandations du GAFI et a ainsi vu son panel répressif s’étoffer considérablement au fil des ans. L’enjeu est double : d’une part, il s’agit évidemment de contribuer à l’effort collectif de lutte contre le blanchiment, mais il s’agit également de ne pas se voir mis à l’index de la communauté internationale en raison d’une mauvaise évaluation.

Parmi les faiblesses formalisées dans son quatrième rapport d’évaluation mutuelle de 20165GAFI, Rapport d’évaluation mutuelle, 2016, https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/Evaluationsmutuelles/Mer-suisse-2016.html., le GAFI relevait notamment que la Suisse devrait étendre le cadre de la Loi sur le blanchiment d’argent du 10 octobre 1997 (LBA ; RS 955.0) aux activités non financières visées par les normes du GAFI, en particulier les activités des avocats, notaires et fiduciaires, liées à la création de personnes morales et de constructions juridiques analogues6Idem, p. 102.. À cet effet, la loi a été à nouveau adaptée afin de reprendre à nouveau les exigences internationales conduisant à la modification du 19 mars 2021 de la LBA7Modification de la LBA du 19 mars 2021, FF 2021 668.. Le Message de l’avant-projet8Message du 26 juin 2019, FF 2019 5237. proposait un train de mesures comportant notamment l’adoption d’obligations de diligence pour les conseillers en plus d’autres révisions également induites par le rapport d’évaluation mutuelle. C’était sans compter sur le lobby des avocats présent à l’Assemblée fédérale. Ainsi, l’extension de la LBA aux conseillers a été écartée au stade avancé des débats parlementaires9Curia Vista, « 19.044 Objet du Conseil fédéral – Modification de la LBA », s.d. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20190044..

Aujourd’hui, la question est de retour puisque la Conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, en charge du Département fédéral des finances (DFF), annonçait au début de l’année vouloir à nouveau soumettre les avocats, notaires et fiduciaires à la LBA10RTS, Karin Keller-Sutter veut inclure avocats et notaires dans la loi sur le blanchiment d’argent, 25 février 2023, https://www.rts.ch/info/suisse/13814501-karin-kellersutter-veut-inclure-avocats-et-notaires-dans-la-loi-sur-le-blanchiment-dargent.html.. Ainsi, le 30 août 2023, le Conseil fédéral a ouvert la consultation d’un nouveau projet de loi qui vise notamment à soumettre les avocats, notaires et fiduciaires à la LBA11ADMIN, « Le Conseil fédéral met en consultation un projet de loi visant à améliorer la lutte contre le blanchiment d’argent », 30 août 2023, https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-97561.html.. La phase de consultation est ouverte jusqu’au 29 novembre 2023. Il est prévu que le Conseil fédéral soumette le message au Parlement en 2024.

Activités déjà soumises

À titre liminaire, il convient de clarifier la limite entre l’activité typique de l’avocat, l’activité d’intermédiation financière et l’activité de conseil. Le droit en vigueur limite les devoirs LBA aux avocats et notaires qui exercent une activité financière au sens de l’art. 2 LBA. Le travail classique de l’avocat, notamment la défense d’un client, n’est évidemment pas soumis à la LBA et ne peut l’être. Les activités soumises sont dès lors l’acceptation en dépôts, l’assistance dans le placement ou le transfert de fonds. Autrement dit, le critère suisse repose sur l’intervention du professionnel dans le processus de création de flux financiers.

Ainsi, parmi les obligations de diligence figure l’obligation de communiquer les soupçons de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme de l’art. 9 LBA qui s’applique aux intermédiaires financiers et aux négociants. Ces notions se trouvent définies dans la LBA. L’art. 2 al. 2-3 LBA précise que la définition d’intermédiaires financiers inclut les banques, gérants de fortunes et money transmitters et l’art. 2 al. 1 let b LBA apporte des précisions sur la définition de négociants. Ces définitions peuvent couvrir les fiduciaires et les avocats lorsqu’ils exercent une activité d’intermédiation financière.

L’Art. 9 al. 2 LBA a la teneur suivante : « Les avocats et les notaires ne sont pas soumis à l’obligation de communiquer leurs soupçons dans la mesure où ils sont astreints au secret professionnel en vertu de l’art. 321 du code pénal ». Les avocats et notaires ont ainsi l’obligation de communiquer leurs soupçons uniquement s’ils agissent comme intermédiaire financier. Il sied de relever que le Contrôle fédéral des finances (CDF) a souligné dans son audit 2021 du Bureau de communication en matière pénale (MROS) que certaines branches surveillées n’émettent quasiment jamais de communications de soupçons de blanchiment, tels que les avocats, les notaires et les négociants en matières premières ou en métaux précieux12Contrôle fédéral des finances (CDF), Audit de la réalisation des tâches du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent, mars 2022, p. 7, https://www.efk.admin.ch/images/stories/efk_dokumente/publikationen/_sicherheit_und_umwelt/justiz_und_polizei/20146/20146BE-WiK-f.pdf.. En effet, le Rapport 2022 du MROS indique qu’au cours de l’année, les avocats et notaires n’ont émis que 2 communications sur un total de 7639 (soit 0.03%)13MROS, Rapport annuel 2022, 2023, p. 21, https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/jb.html.. Les fiduciaires, quant à elles, totalisent 8 communications (soit 0.1%)14Ibidem.. Force est de constater la maigre contribution de ces branches à l’effort collectif de lutte contre le blanchiment d’argent.

Activités controversées

Tout le débat réside dans l’extension de la LBA au cas du conseil tel que défini à l’art. 2 al. 1 let. c LBA, autrement dit aux opérations en lien avec la création de sociétés de domicile ou de trust par exemple. Il peut s’agir de toutes les activités en lien avec la création proprement dite de la structure, l’organisation des apports, l’achat et la vente d’autres entités ou de biens immobiliers, mais également la mise à disposition d’une boite postale ou l’exercice de la fonction d’actionnaire15Message du 26 juin 2019, FF 2019 5237, p. 5252..

Dans le cadre de cette activité, certains avocats sont régulièrement amenés à faciliter la création de structures complexes, voire offshore, et parfois même à administrer les fonds illégitimes de clients. Différents scandales ont contribué à révéler au monde la problématique de l’utilisation de sociétés de domicile dans un but d’évasion fiscale, problématique intégrée à la lutte contre le blanchiment d’argent depuis la crise des subprimes en 2008. À noter que dans le cadre des révélations des Panama Papers, ce ne sont pas moins de 1200 sociétés suisses qui ont participé à la création des sociétés offshore impliquées16Idem, p. 5253.. La problématique est donc bien réelle.

La société de domicile est notamment définie à l’art. 2 let. a de l’Ordonnance de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme dans le secteur financier du 3 juin 2015 (OBA-FINMA ; RS 955.033.0). Il s’agit de toutes « personnes morales, sociétés, établissements, fondations, trusts, entreprises fiduciaires et constructions semblables, qui n’exercent pas une activité de commerce ou de fabrication ou une autre activité exploitée en la forme commerciale. ». Ces structures sont considérées comme présentant un risque accru de blanchiment (art. 13 al. 2 let. h OBA-FINMA) puisqu’elles peuvent servir à dissimuler le véritable ayant droit économique des valeurs patrimoniales ou dissimuler l’origine des fonds et, ainsi, contribuer au blanchiment de capitaux.

Les notaires ne sont quant à eux pas non plus soumis à la LBA pour leurs activités habituelles, mais uniquement s’ils agissent en qualité d’intermédiaires financiers. Pour les fiduciaires, la controverse réside également dans les lacunes de surveillance autant que dans le type d’activité non soumise à la LBA. En effet, en cas d’absence d’affiliation directe à la FINMA, les acteurs non bancaires sont tenus de s’affilier à un organisme d’autorégulation (OAR) à teneur de l’art. 14 al. 1 LBA. L’autorité fédérale de surveillance en matière de révision (ASR) est l’organe chargé d’agréer les personnes physiques ou morales qui fournissent des prestations en matière de révision depuis le transfert de compétence par la FINMA en 201217ASR-RAB, « Informations sur l’ASR », 2023, https://www.rab-asr.ch/.. Les avocats et notaires sont quant à eux soumis à la surveillance de l’ OAR de la Fédération suisse des avocats et de la Fédération suisse des notaires (OAR FSA/FSN)18OAR FSA/FSN « Affiliation », 2023 ,https://sro-sav-snv.ch/fr/affiliation/possibilites-d-affiliation.. Le GAFI reprochait notamment dans son rapport de 2016 une application inégale du principe de l’approche par les risques et de la surveillance des assujettis par les OAR ainsi que des lacunes en matière de fixation d’objectifs de revue de relations19GAFI, Rapport d’évaluation mutuelle, p. 8-11 et 102-103, 2016,https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/Evaluationsmutuelles/Mer-suisse-2016.html..

La particularité du secret professionnel des comptes bancaires des avocats

La Convention relative à l’obligation de diligence des banques (CDB) est l’autorégulation renforcée qui constitue le pilier central du dispositif suisse en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Elle s’applique aux banques et négociants en valeurs mobilières en Suisse (art. 1 CDB). L’art. 36 CDB dispose que « La banque peut renoncer à l’identification de l’ayant droit économique lorsque des comptes ou des dépôts sont ouverts au nom d’un avocat ou d’un notaire autorisé à exercer en Suisse, ou une étude d’avocats ou de notaires organisée en la forme de société, pour le compte de clients […] » pour autant que le professionnel concerné signe le « Formulaire R », un formulaire standardisé qui confirme que le compte sera utilisé pour les transactions concernant ses clients et est, dès lors, protégé par le secret professionnel. S’il faut évidemment protéger les clients, le privilège du secret professionnel peut permettre aux avocats de refuser de se soumettre aux exigences de lutte contre le blanchiment d’argent telles que les clarifications de transactions bancaires inhabituelles au sens de l’art. 14 OBA-FINMA.

Si elle concrétise un droit fondamental du citoyen, la protection accordée par le secret professionnel aux avocats et notaires est considérée par le GAFI comme une entrave à la lutte contre le blanchiment d’argent notamment par la protection qu’elle fournit à leurs activités20Idem, p. 213-214.. En effet, dans le Rapport d’évaluation mutuelle de 2016, pour ce qui est de l’analyse de la Recommandation 22 « Entreprises et professions non financières désignées – Devoir de vigilance relatif à la clientèle », la Suisse a été notée « Partiellement conforme »21Les notes possibles étant : C = compliant (conforme) ; LC = largely compliant (en grande partie conforme) ; PC = partially compliant (partiellement conforme) ; NC = non compliant (non conforme)..

Quatrième rapport de suivi du GAFI sur la Suisse

En date du 19 octobre 2023, le GAFI a publié son quatrième rapport de suivi sur la Suisse depuis la dernière évaluation mutuelle de 201622GAFI, « Les progrès de la Suisse dans le renforcement des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme » 19 octobre 2023, https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/Evaluationsmutuelles/switzerland-fur-2023.html.. Il y reconnaît les progrès réalisés, notamment après l’adoption, en mars 2021, de la loi révisée sur le blanchiment d’argent (LBA)23Idem, p. 10.. Les Recommandations 10 « Devoir de vigilance relatif à la clientèle » et 40 « Autres formes de coopération internationale » ont ainsi bénéficié d’une augmentation de note de « Partiellement conforme » à « Largement conforme ». Cependant, la Suisse doit encore procéder à des améliorations afin de garantir l’intégrité de sa place financière. Ainsi, la notation de la Recommandation 22 demeure inchangée. La Suisse dispose encore de 3 Recommandations jugées « Partiellement conforme » mais passera tout de même en suivi régulier24Idem, p. 17.. Le rapport résume l’un des facteurs sous-jacents à la notation ainsi : « Le champ d’application de la LBA ne couvre pas l’ensemble des activités visées par la R. 22, pour ce qui concerne les agents immobiliers, les négociants en métaux précieux et pierres précieuses et les avocats / notaires / comptables / fiduciaires et prestataires de services aux sociétés et trusts »25Idem, p. 20..

Conclusion

Le blanchiment d’argent affaiblit l’économie légale ainsi que la confiance qui réside dans le système financier. Sans compter l’impact néfaste sur la réputation de la place financière suisse qui a tout à gagner en continuant d’attirer les capitaux d’une clientèle internationale intègre. Le dispositif actuel de lutte contre le blanchiment d’argent s’est ainsi construit au rythme de l’évolution des techniques de blanchiment et des différents scandales financiers.

De part une position privilégiée conférée par l’essence même de son activité, l’avocat échappe à certaines obligations. En tant que professionnel du droit, l’avocat doit exercer ses tâches sans craindre que sa responsabilité puisse être engagée. Ainsi, le législateur a démontré sa confiance dans la profession à plusieurs reprises en abandonnant le projet de la soumettre davantage à la LBA. La branche argumentait qu’un renforcement législatif n’avait que peu de chances d’endiguer plus efficacement le blanchiment d’argent que toutes les autres mesures déjà prises, le risque évoqué dans les délibérations du Parlement étant notamment de sanctionner le reste de la profession qui exerce conformément à l’éthique26Assemblée fédérale, « 19.044 OBJET DU CONSEIL FÉDÉRAL Loi sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Modification », 2020, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20190044.. Néanmoins, l’assujettissement des avocats est aujourd’hui nécessaire afin de renforcer la lutte contre le blanchiment et limiter le risque de réputation de la place helvétique. Compte tenu de l’impact de l’activité de création de constructions juridiques des avocats dans les récents scandales, cet assujettissement et la surveillance qu’il induirait deviennent essentiels à la lutte contre le blanchiment d’argent tel qu’il est aujourd’hui opéré. Ces deux objectifs doivent rester au centre des préoccupations, et ce, d’autant plus en cette période d’incertitude induite par l’absorption de la deuxième plus grande banque de Suisse. Et ce, d’autant plus que l’assujettissement étendu des branches non-bancaires à la LBA est le souhait du GAFI afin de les dissuader de fournir des conseils juridiques qui contribuent au système de blanchiment.

Sous la pression internationale, la Suisse sera certainement amenée à s’y soumettre afin de renforcer son volet préventif malgré les contestations à prévoir du lobby des avocats. Ces derniers seront toujours très représentés au Conseil national et au Conseil des États en 2024. Suite aux récentes élections, le nouveau parlement est plus à droite et comprend au moins six nouveaux avocats/juristes au Conseil National27Assemblée fédérale, « NOUVEAUX MEMBRES DU CONSEIL NATIONAL », 2023, https://www.parlament.ch/fr/%C3%BCber-das-parlament/elections2019/election-conseil-national-2019/nouveaux-membres-du-conseil-national. et cinq avocat/juristes/notaires au Conseil des États28Assemblée fédérale, « NOUVEAUX MEMBRES DU CONSEIL DES ETATS », 2023, https://www.parlament.ch/fr/%C3%BCber-das-parlament/elections2019/election-conseil-etats-2019/nouveaux-membres-conseil-des-etats..