Poursuites et créances publiques : La Suisse renforce sa législation face aux faillites abusives 

Auteur
Lionel Zufferey, Etudiant du CAS IF
Thématique
Autre

Au 1er janvier 2025, de nouvelles dispositions légales1Loi fédérale du 11.04.1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite, (LP ; RS 281.1). ont entrées en vigueur afin de lutter contre les faillites frauduleuses. Le phénomène contre lequel elles doivent apporter des solutions a fait l’objet d’une enquête de la RTS en févier 2025. Celle-ci met en lumière l’existence de « fossoyeurs » qui accumulent des faillites abusives, causant des dommages financiers pour les créanciers2Tombez V.  &  Ruchti F. (2025, 05.02). Rois des faillites en Suisse romande, ils arnaquent la société.  swissinfo.ch. https://www.swissinfo.ch/fre/cinquieme-suisse/rois-des-faillites-en-suisse-romande-ils-arnaquent-la-société/88808968 [consulté le 26.03.2025]. .

Les chiffres repris dans cet article sont éloquents. Sur la période allant de 2016 à 2024, une quarantaine d’individus ont provoqué entre 10 et 50 faillites, liquidant approximativement 700 sociétés. Dans l’ensemble, les pertes financières liées aux faillites se montent annuellement à 2 milliard de francs. Il reste toutefois impossible de chiffrer la part représentée par les faillites abusives.

Les statistiques tenues sur les condamnations pénales par l’OFS3Office fédérale de la statistique (OFS). laissent apparaître une forte augmentation des condamnations en lien avec les crimes et délits dans la faillite4Art. 163 à 167 du Code Pénal Suisse du 21.12.1937 (CP ; RS 311.0)., passant de 658 cas en 2014 à 1232 en 2023, soit une augmentation d’environ 85%5Office fédéral de la statistique (OFS). (2024). Adultes : condamnations et personnes condamnées pour un délit ou un crime au sens des articles du code pénal (CP) selon l’année de condamnation. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/justice-penale/adultes-condamnes.assetdetail.31666772.html [consulté le 31.03.2025]..

La présente chronique vise à comprendre l’origine des nouvelles dispositions légales sous l’angle principalement de la loi sur la poursuite pour dettes et faillites, ainsi que leurs implications potentielles dans la lutte contre les faillites abusives.

Cadre juridique antérieur

En Suisse, les faillites sont régies par la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite datant de 1889. Cette loi a été partiellement révisée à différentes reprises.

La procédure commence lorsqu’un créancier adresse à l’Office des poursuites une réquisition de poursuite à l’encontre d’un débiteur, reprenant notamment le montant dû. L’Office rédige un commandement de payer qui est notifié au débiteur. En cas de non-paiement et sans opposition ou après une procédure de mainlevée, le créancier dépose une réquisition de continuer la poursuite à l’encontre du débiteur. A cet instant, deux cas de figure se présentent6Art. 38, 67, 69, 77, 80, 88 LP. :

  • Le débiteur est un particulier : la procédure par voie de saisie est appliquée. Les biens de la personne sont saisis et réalisés par l’Office jusqu’à concurrence du montant de la créance due. Si ce montant s’avère insuffisant, un acte de défaut de bien est délivré au créancier7Art. 42, 89ss LP..
  • Le débiteur est une entreprise inscrite au registre du commerce : la procédure par voie de faillite est appliquée. Après le prononcé du jugement de faillite par l’autorité compétente, l’Office des faillites procède à l’inventaire de l’entier des biens du failli (actifs) et fait un appel aux créanciers (passifs) afin de dresser un état de collocation. Tous les biens du failli sont réalisés et viennent couvrir proportionnellement les montants dus aux créanciers. La société est ensuite liquidée par le juge et radiée du registre du commerce8Art. 39, 159ss LP..

Toutefois, le législateur a instauré des exceptions à la poursuite par voie de faillite, notamment pour les créances de droit public. Il s’agit notamment de l’encaissement des impôts, de la taxe sur la TVA et des primes d’assurances sociales obligatoires. Concernant ces cas, la voie de saisie était appliquée9Ancien art. 43 ch. 1 LP : Dans tous les cas, la poursuite par voie de faillite est exclue pour : 1. le recouvrement d’impôts, contributions, émoluments, droits, amendes ou autres prestations de droit public dues à une caisse publique ou à un fonctionnaire.. Ainsi, les poursuites introduites par les créanciers de droit public pouvaient être négligées par les débiteurs car elles ne pouvaient in fine pas conduire à la faillite des sociétés.

Genèse de la révision et nouvelles dispositions

Le 29 septembre 2011, Hans HESS a déposé une motion (n° 11.3925) aux chambres fédérales avec le titre « Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite » à laquelle le reportage de la RTS, 13 ans plus tard, fait particulièrement écho10Hans HESS. (2011, 29.09). Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite. L’Assemblée fédérale – Le Parlement suisse. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20113925 [consulté le 26.03.2025]..

Le 26 juin 2019, Le Conseil fédéral a adopté un message et un projet de loi mettant en évidence les problématiques liées aux faillites abusives et les mesures envisagées11Message du Conseil fédéral du 26.06.2019 concernant la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite. (FF 2019 4977).. Certains entrepreneurs détournaient la procédure de faillite pour échapper à leurs obligations financières lesquelles étaient notamment supportées par les assurances sociales et l’Etat. Ils créaient une nouvelle entreprise tout en réengageant leurs employés et en rachetant leurs outils de production à vil prix. Cette manière de procéder pouvait se produire à plusieurs reprises.

Le Conseil fédéral a également relevé que le droit de la faillite et le droit pénal offraient déjà des outils pour lutter contre ces abus et a conclu que le problème des faillites abusives résidait moins dans des lacunes juridiques que dans la complexité et le coût des actions en justice.

Face à ce constat, le Conseil fédéral a notamment proposé d’abroger les dispositions limitatives de l’art. 43 LP. Cependant, lors de la procédure de consultation, cette proposition a rencontré l’opposition des corporations de droit public concernées qui préféraient souvent la saisie à la faillite pour des raisons d’efficacité et de coûts. En guise de compromis, le Conseil fédéral a proposé dans son projet de loi de permettre aux créanciers de droit public de choisir entre la poursuite par voie de saisie ou par voie de faillite12Projet de la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite (FF 2019 5005)..

Le 18 mars 2022, les chambres fédérales ont adopté la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite qui, après débat, reprend l’abrogation du ch. 1 et 1 bis de l’art 43 LP13Loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite du 18 mars 2022 (FF 2022 702).. Cette abrogation a pour effet de ne plus prévoir d’exception en lien avec les poursuites introduites par des créanciers de droit public. Ces derniers devront procéder dans tous les cas au recouvrement par la voie de faillite. La mise en application était prévue pour le 1er janvier 2024 avant d’être repoussée au 1er janvier 2025.

Il est également intéressant de relever que les parlementaires ont ajouté un al. 4 à l’art 112 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct. Cette modification oblige dorénavant les administrations fiscales à informer les offices du Registre du commerce lorsqu’une société n’a pas présenté les comptes annuels prescrits par la loi14Loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite du 18 mars 2022 (FF 2022 702)..

Implications pratiques

Avant la mise en application, nous avons constaté dans la pratique qu’il était aisé pour les structures d’accumuler des actes de défaut de biens suite à des poursuites pour des créances de droit public tout en désintéressant leurs autres créanciers. Quand la situation devenait financièrement insoutenable, la société était reprise par un tiers qui s’occupait de vider toute la substance restante de la société avant que celle-ci ne soit déclarée en faillite. Les dirigeants de ces structures surendettées ne respectaient généralement pas leur obligation de tenir la comptabilité et d’aviser le juge. En agissant ainsi, la situation financière de l’entreprise s’aggrave au fil du temps et le découvert dans la faillite est plus important pour tous les créanciers. Il est également relevé que ce comportement a pour effet de permettre à la société d’offrir des prix plus bas que ses concurrents et de créer une forme de concurrence déloyale.

Avec la suppression du ch. 1 de l’art. 43 LP, il ne sera plus possible pour les dirigeants de sociétés de négliger délibérément les créanciers de droit public afin de bénéficier d’un avantage financier par rapport à leurs concurrents tout en évitant une procédure de faillite. Cela permettra non seulement d’éviter des situations où des entreprises continuent de fonctionner malgré une insolvabilité évidente, mais également de réduire les risques d’accumulation de dettes, qu’elles soient publiques ou privées15Equey, D. (2023, 27.02). Insolvabilité organisée et « serial failers » : Nouvelles solutions en droit. Jusletter (27), 17..

Par ailleurs, l’obligation imposée aux autorités fiscales de signaler au registre du commerce les manquements dans la remise des comptes annuels constitue également une avancée importante. Cette mesure vise à renforcer l’identification des sociétés ne respectant pas leurs obligations comptables et permet de mieux anticiper les risques d’abus16Equey, D. (2023, 27.02). Insolvabilité organisée et « serial failers » : Nouvelles solutions en droit. Jusletter (27), 15..

Pour aller plus loin

Le système pourrait encore évoluer avec la création d’un registre national des poursuites permettant aux créanciers d’avoir un extrait de registre des poursuites contenant l’entier des poursuites d’un débiteur quelle que soit sa domiciliation. Cette tâche est actuellement longue et laborieuse car des demandes doivent être faites dans plusieurs offices des poursuites en fonction des domiciliations antérieures et actuelle du débiteur. Une motion a notamment été déposée au Parlement fédéral en lien avec cette thématique mais a été classée17Benjamin RODUIT. (2011, 29.09). Pour un registre national des faillites. L’Assemblée fédérale – Le Parlement suisse. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20183992 [consulté le 29.04.2025]..

D’un point de vue répressif, le code pénal pourrait également faire l’objet d’une adaptation pour réprimer plus fortement la peine en lien avec la violation de l’obligation de tenir une comptabilité18Art. 166 CP.. Actuellement, il peut être plus avantageux pour les organes dirigeants de négliger la comptabilité que de produire une comptabilité pouvant laisser apparaître des crimes dans la faillite19Art. 163, 164, 165 CP.. Ces infractions sont sanctionnées d’une peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à 3 ans pour l’art. 166 CP et jusqu’à 5 ans pour les art. 163, 164 et 165 CP.

Conclusion

Dans le contexte des faillites, la maxime « le temps c’est de l’argent » a toute son importance. En effet, le facteur temps est crucial : la rapidité avec laquelle une entreprise réagit face à ses difficultés économiques est déterminante pour la suite des évènements. En ce sens, je pense que cette réforme du droit des poursuites représente une évolution significative. Les mesures sont principalement préventives et devraient permettre l’identification de sociétés présentant des lacunes comptables et accélérer les ouvertures de procédure de faillite en cas de problème d’insolvabilité. A l’avenir, des dispositions complémentaires comme un registre national de poursuite devraient être soutenues par nos autorités.

  • 1
    Loi fédérale du 11.04.1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite, (LP ; RS 281.1).
  • 2
    Tombez V.  &  Ruchti F. (2025, 05.02). Rois des faillites en Suisse romande, ils arnaquent la société.  swissinfo.ch. https://www.swissinfo.ch/fre/cinquieme-suisse/rois-des-faillites-en-suisse-romande-ils-arnaquent-la-société/88808968 [consulté le 26.03.2025].
  • 3
    Office fédérale de la statistique (OFS).
  • 4
    Art. 163 à 167 du Code Pénal Suisse du 21.12.1937 (CP ; RS 311.0).
  • 5
    Office fédéral de la statistique (OFS). (2024). Adultes : condamnations et personnes condamnées pour un délit ou un crime au sens des articles du code pénal (CP) selon l’année de condamnation. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/justice-penale/adultes-condamnes.assetdetail.31666772.html [consulté le 31.03.2025].
  • 6
    Art. 38, 67, 69, 77, 80, 88 LP.
  • 7
    Art. 42, 89ss LP.
  • 8
    Art. 39, 159ss LP.
  • 9
    Ancien art. 43 ch. 1 LP : Dans tous les cas, la poursuite par voie de faillite est exclue pour : 1. le recouvrement d’impôts, contributions, émoluments, droits, amendes ou autres prestations de droit public dues à une caisse publique ou à un fonctionnaire.
  • 10
    Hans HESS. (2011, 29.09). Prévenir l’usage abusif de la procédure de faillite. L’Assemblée fédérale – Le Parlement suisse. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20113925 [consulté le 26.03.2025].
  • 11
    Message du Conseil fédéral du 26.06.2019 concernant la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite. (FF 2019 4977).
  • 12
    Projet de la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite (FF 2019 5005).
  • 13
    Loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite du 18 mars 2022 (FF 2022 702).
  • 14
    Loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite du 18 mars 2022 (FF 2022 702).
  • 15
    Equey, D. (2023, 27.02). Insolvabilité organisée et « serial failers » : Nouvelles solutions en droit. Jusletter (27), 17.
  • 16
    Equey, D. (2023, 27.02). Insolvabilité organisée et « serial failers » : Nouvelles solutions en droit. Jusletter (27), 15.
  • 17
    Benjamin RODUIT. (2011, 29.09). Pour un registre national des faillites. L’Assemblée fédérale – Le Parlement suisse. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20183992 [consulté le 29.04.2025].
  • 18
    Art. 166 CP.
  • 19
    Art. 163, 164, 165 CP.