Quel rôle a joué la corruption dans la chute du gouvernement afghan ?

Auteur
Etudiant du MAS LCE
Thématique
Corruption

Le 28 septembre 2021, soit près d’un mois après la chute de Kaboul, le Ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, est auditionné par la Commission sénatoriale des forces armées. A cette occasion, il a appelé à considérer des « douloureuses vérités » : la déroute de l’armée afghane a été une surprise et l’armée américaine ne s’est pas rendue compte du niveau de corruption et de l’incompétence de leurs officiers de haut rang 1CBS NEWS, 2021. @CBSNews. “We need to consider some uncomfortable truths…” Post Twitter [en ligne]. 28 septembre 2021, 4:04PM. [Consulté le 31 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://twitter.com/cbsnews/status/1442852817023160337 . Pourtant, depuis une dizaine d’années, une multitude de rapports soulignait le niveau de corruption endémique régnant en toute impunité en Afghanistan.

Une corruption endémique

Dès 2008, un rapporteur spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction plus connu sous l’acronyme SIGAR) avait même été missionné par le Congrès américain afin d’investiguer les fraudes liées aux montants alloués par le contribuable. Rapport après rapport, celui-ci n’avait eu de cesse de mettre en évidence les effets délétères de la corruption en Afghanistan. Interrogé par ce même rapporteur, le Colonel Christopher Kolenda avait sonné l’alarme : dès 2006, le gouvernement du président Hamid Karzai s’était transformé en véritable « cleptocratie »; la corruption agissant comme un « cancer » au sein de l’appareil politique afghan 2WHITLOCK, Craig, 2019. The Afghan Papers. A secret history of the war. The Washington Post [en ligne]. 9 décembre 2019. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.washingtonpost.com/graphics/2019/investigations/afghanistan-papers/afghanistan-war-confidential-documents/

Les indices internationaux de corruption semblaient également corroborer cet état de faits. En 2018, Transparency International classait l’Afghanistan à la 8e place des États les plus corrompus 3TRANSPARENCY INTERNATIONAL, 2018. Transparency International [en ligne]. [Consulté le 31 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.transparency.org/en/cpi/2018/index/dnk . Integrity Watchrapportait qu’un afghan sur quatre indiquait avoir vécu des faits de corruption au cours des 12 derniers mois. 71% des répondants déclaraient que la situation s’était largement détériorée au cours des deux dernières années 4INTEGRITY WATCH, 2016.National Corruption Survey 2016: Afghan Perceptions and Experiences of Corruption [en ligne]. Kabul : Integrity Watch Afghanistan. [Consulté le 1 novembre 2021]. Disponible à l’adresse : https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/National-Corrupton-Survey-2016-English.pdf . Les affaires de corruption les plus aberrantes sont rapidement venues étoffer ces quelques chiffres. Ainsi, en 2016, une étude estimait que près de la moitié des troupes de l’armée afghane n’existait que sur le papier 5BAK, Mathias, 2019. Corruption in Afghanistan and the role of development assistance. U4 Anti-Corruption Resource Centre. [en ligne]. 29 avril 2019. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.u4.no/publications/corruption-in-afghanistan-and-the-role-of-development-assistance.pdf . Ces soldats « fantômes » continuaient toutefois à percevoir leur solde. Il est également apparu qu’une partie des coûts des convois civils chargés de ravitailler les bases militaires américaines servait à payer des groupes armés afin de pouvoir circuler librement. Autrement dit, le contribuable américain aurait indirectement payé des droits de passage aux Talibans 6WILKIE, Christina, 2021. “9/11 millionaires” and mass corruption: How American money Help break Afghanistan. CNBC [en ligne]. 10 septembre 2021. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.cnbc.com/2021/09/10/9/11-millionaires-and-corruption-how-us-money-helped-break-afghanistan.html

Tous corrompus ! Est-ce si simple ?

La thèse d’une corruption endémique résultant de l’incurie des élites afghanes et d’une partie de sa population a l’attrait de fournir une explication simple et réconfortante, après 20 ans d’occupation et plusieurs milliers de milliards de dollars investis par les États-Unis et la communauté internationale. Toutefois, cette lecture des faits simplifie à outrance la complexité de la réalité afghane, de même que les réussites du mouvement taliban. Un bref retour historique sur les conditions de la victoire américaine de 2001 et le fonctionnement des institutions afghanes mises en place par la coalition internationale permet d’illustrer ce propos.

Construction du gouvernement afghan et cooptation des seigneurs de guerre

Débutée en octobre 2001, l’invasion de l’Afghanistan par les forces armées américaines se termine deux mois plus tard par la déroute des Talibans. Cette rapide victoire n’aurait pas été possible sans le concours de seigneurs de guerre réunis sous la bannière de l’Alliance du Nord. Ceux-ci forment, avec leurs hommes, le gros des troupes ayant mené l’offensive contre les Talibans.

L’appellation seigneurs de guerre désigne les chefs des groupes armés apparus au cours des années 80, lors de l’insurrection menée contre le gouvernement communiste afghan 7GIUSTOZZI, Antonio, 2003. Respectable Warlords? The politics of State-Building in Post-Taleban Afghanistan. Crisis States Programme. [en ligne]. Septembre 2003. Working Paper no. 33. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://eprints.lse.ac.uk/13311/1/WP33.pdf . A cette époque, ces individus imposent leur domination aux populations locales qu’ils extorquent tout en menant la lutte contre les forces armées soviétiques. Au retrait soviétique en 1989, les deux plus importants seigneurs de guerre, Ahmad Shah Massoud et Gulbudinn Hekmatyar, se disputent le pouvoir et l’Afghanistan bascule à nouveau dans la guerre civile. Dans le chaos, une nouvelle faction émerge : les Talibans. Issus des madrassas deobandis, ces étudiants en religion parviennent à prendre Kaboul en 1996 et repoussent les seigneurs de guerre dans leurs fiefs d’origine. A l’arrivée des troupes américaines, en 2001, les Seigneurs de guerre contrôlent moins de 15% de l’Afghanistan 8PECENY, Mark and BOSIN, Yuri, 2011. Winning with warlords in Afghanistan. Small Wars & Insurgencies. [en ligne]. 20 septembre 2011. Vol. 22, issue 4, pp. 603-618. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.researchgate.net/publication/233234157_Winning_with_warlords_in_Afghanistan .

Faisant face à l’épineuse question de la gestion d’un territoire immense et dépourvu de structure politique, les États-Unis n’ont d’autre choix que de s’appuyer sur ces alliés de circonstance. En effet, les temps où les nations occidentales acceptaient d’exposer leurs concitoyens au danger, afin d’atteindre leurs objectifs politiques, sont révolus. Les seigneurs de guerre sont ainsi cooptés au sein du nouvel appareil politique afghan. Dès la fin de l’année 2004, ils occupent la majorité des postes de l’État central ou sont parvenus à y placer leurs proches associés. 84% des gouverneurs provinciaux sont d’anciens commandants ayant participé à la guerre civile, et donc proches des seigneurs de guerre. Loin de devenir de parfaits bureaucrates libéraux, ces individus siphonnent les ressources du nouvel État, afin de financer leurs réseaux de partisans et les étoffer. En effet, le pouvoir des seigneurs de guerre repose avant tout sur leur capacité à assurer un revenu et des avantages à leurs affiliés, en échange de leur soutien militaire et politique 9MEHRAN, Weeda, 2018. Neopatrimonialism in Afghanistan: Former Warlords, New Democratic Bureaucrats? Journal of Peacebuilding & Development. [en ligne]. 3 juillet 2018. Vol. 13, issue 2, pp. 91-105. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://journals.sagepub.com/doi/10.1080/15423166.2018.1470022 [Accès par abonnement] . La prédation des ressources de l’État central leur permet donc d’alimenter le système clientéliste les ayant portés vers les sommets du pouvoir.

A première vue, il peut sembler étonnant que la coalition occidentale n’ait pas cherché à mettre un terme à leurs agissements. Cependant renforcer le pouvoir de l’État central aurait exigé de désarmer les seigneurs de guerre et très vraisemblablement d’exposer les troupes de la coalition à un deuxième adversaire ; les laisser faire permettait de poursuivre à moindre frais la lutte contre les Talibans et les opérations antiterroristes visant le réseau Al-Qaïda 10Ref. 8 .

Si cette solution a pu maintenir temporairement les Talibans en échec, elle a toutefois mis un terme à tout projet crédible de state building. Les rivalités entre les seigneurs de guerre et le gouvernement central ont perpétué une « factionnalisation », au lieu d’unifier les Afghans derrière un gouvernement d’union national 11Ref. 8 . Ce mécanisme a également maintenu les services publics hors de portée d’une grande partie de la population afghane. Ces services étaient, en effet, principalement mis à disposition des réseaux clientélistes des seigneurs de guerre. Les ressources de l’État ont ainsi été utilisées pour servir les intérêts de groupes déterminés au détriment de l’ensemble de la population 12ROSE-ACKERMAN, Susan, 2008. Corruption and Government. International Peacekeeping. [en ligne]. 21 mai 2008. Vol. 15, issue 3, pp. 328-343. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://digitalcommons.law.yale.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1590&context=fss_papers .

Pendant ce temps, l’adversaire avance ses pions

A contrario, les Talibans ont su pallier les déficiences du gouvernement central en répondant aux demandes populaires de justice 13BACZKO, Adam et DORRONZORO, Gilles, 2021. Comment les talibans ont vaincu l’Occident. Le Monde diplomatique. [en ligne] septembre 2021. Pp. 1, 14 et 15. [Consulté le 3 octobre 2021]. Disponible à l’adresse :  https://www.monde-diplomatique.fr/2021/09/BACZKO/63487 [Accès par abonnement] . Dès 2006, ceux-ci mettent en place des tribunaux « de l’ombre », basés sur la loi islamique, dans les régions rurales sous leur influence. Ces tribunaux ne se cantonnent pas aux zones à majorité ethnique pachtoune dont sont historiquement issus les Talibans, mais essèment progressivement sur l’ensemble du territoire, débordant ainsi les clivages ethniques et communautaires. La rotation régulière des juges, le prononcé de verdicts basés sur les préceptes islamiques traditionnels, ainsi que la célérité de la procédure donnent une légitimité aux décisions rendues. La capacité de régler efficacement les conflits privés renforce les soutiens au mouvement et sa crédibilité auprès de la population afghane 14BACZKO, Adam, 2013. Juger en situation de guerre civile : Les cours de justice Taleban en Afghanistan (2001-2013). Politix. [en ligne]. 2013. Vol. 104, issue 4, pp. 25-46. [Consulté le 30 octobre 2021]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-politix-2013-4-page-25.htm . L’insurrection talibane parvient donc, en parallèle à ses opérations militaires, à bâtir des institutions judiciaires fonctionnelles sur l’ensemble du territoire. Malgré l’augmentation temporaire des troupes américaines en 2011, les Talibans arrivent progressivement à étendre leur influence dans tout le pays.

La suite est connue. Embourbés depuis 19 ans, les États-Unis signent les accords de Doha en février 2020, entérinant ainsi le retrait définitif de leurs troupes. Sous la pression de l’offensive talibane de mai 2021, le gouvernement afghan et ses seigneurs de guerre s’effondrent sans opposer de réelle résistance. Mi-août, la capitale tombe aux mains des insurgés. Les scènes de chaos se déroulant à l’aéroport de Kaboul font le tour du monde quelques jours plus tard.

Et la « corruption » dans tout ça ?

La thèse de la « corruption » occulte les raisons principales de la débâcle occidentale en Afghanistan. Premièrement, celle-ci minimise le niveau d’organisation et la force de frappe du mouvement taliban car elle suggère que sa prise de pouvoir résulterait de l’incompétence de son adversaire. Deuxièmement, elle laisse croire à l’existence d’un appareil étatique afghan fonctionnel qui aurait été sabordé par des élites corrompues. Cet « État » n’était pourtant rien d’autre qu’une fiction.

Mais de manière plus insidieuse, le concept de « corruption » empêche l’observateur occidental de comprendre la pratique du pouvoir politique au sein de sociétés où celui-ci ne s’exerce pas uniquement par le biais de structures institutionnelles préétablies. En effet, la corruption – étant entendue comme le détournement à des fins privés d’un pouvoir confié en délégation 15Ref. 3 – présuppose une distinction claire entre domaine privé et domaine public. Corollairement, elle induit une séparation stricte entre l’individu et son rôle institutionnel, c’est-à-dire entre le simple citoyen et ce même citoyen investi d’une charge publique.

Force est de constater que cet état de fait n’a pas existé en pratique en Afghanistan et, plus particulièrement, dans le cas des seigneurs de guerre, dont la nature sociopolitique ne différencie pas l’homme de la fonction, où intérêts privés et publics sont intrinsèquement entremêlés. Les postes du gouvernement qu’ils leur ont été attribués n’ont jamais constitué une réelle fonction, mais uniquement un point d’accès aux ressources délivrées par la communauté internationale. Cet accès représentait en réalité une contrepartie négociée en échange de leur soutien face aux Talibans ou à un autre seigneur de guerre devenu trop entreprenant. Dans le cadre de ce système, la « corruption » a donc été un mécanisme de distribution de ressources permettant d’acheter la paix sociale, en cooptant d’influents acteurs politiques et leurs affiliés.

Aussi, considérer ce mécanisme comme déviant relève, selon nous, d’un biais ethnocentrique. La « corruption » peut néanmoins s’avérer utile pour cacher une déroute politique et désigner des boucs émissaires…