La place financière suisse se trouve depuis plusieurs années au centre de différentes affaires de criminalité économique liées au blanchiment d’argent, au détournement de fonds et à la corruption. Les dernières affaires les plus médiatisées étant celles de Petrobras1 https://www.finma.ch/fr/news/2016/05/20160524-mm-bsi/ , de la FIFA, du fonds souverain malaisien 1MDB 2https://www.letemps.ch/economie/millions-corruption-venezuelienne-reposent-suisse et plus récemment, du scandale lié au détournement de fonds de l’entreprise étatique du Venezuela PDVSA.
Pourtant le Conseil fédéral suisse continue de renforcer son arsenal juridique en matière de lutte contre le blanchiment d’argent dans le but de préserver l’intégrité de la place financière. En effet, la Suisse suit les recommandations du GAFI et met régulièrement à jour ses dispositions, notamment avec les modifications de la Loi sur le blanchiment d’argent en 2016 ou encore les révisions de l’Ordonnance sur le blanchiment d’argent et de la Convention de diligence des Banques prévues en 2020. Les intermédiaires financiers se préparent à devoir appliquer des obligations de diligence plus strictes et le régulateur maintient un contrôle rigoureux sur ses assujettis.
Dès lors, nous pouvons nous demander comment les réseaux criminels peuvent continuer à utiliser la place financière suisse alors que les dispositions nécessaires à la lutte contre le blanchiment d’argent forment un arsenal complet et sont sans cesse révisées. La dernière affaire liée au groupe pétrolier étatique vénézuélien nous permet de répondre en partie à cette question.
Comment les réseaux criminels contournent-ils les réglementations ?
Au cours de l’année 2018, plusieurs individus ont plaidé coupables dans cette affaire et les documents publiés par le US Department of Justice (DoJ) nous permettent de détailler certaines méthodes utilisées pour contourner les dispositions en place.
- Fausses cessions de créances : l’une des méthodes utilisées dans l’affaire de détournement de fonds et de blanchiment d’argent de PDVSA était le fait de céder des créances avec une clause bien spécifique. Différents contrats de prêts auraient été signés entre PDVSA et des sociétés appartenant aux « conspirateurs », des individus pour lesquels les charges n’ont pas encore été confirmées. Ces sociétés devaient prêter des fonds à PDVSA et les contrats étaient signés au sein de la société étatique par des employés corrompus faisant partie de ce réseau. Les droits sur les créances étaient ensuite cédés à d’autres entités appartenant aux mêmes individus non sans avoir ajouté une clause spéciale dans les contrats de cession. Cette clause spéciale permettait de demander à PDVSA un remboursement 10 fois supérieur au montant initialement prêté, simplement en ayant cédé les droits de créance d’une entité à une autre 3USA v. Francisco Convit Guruceaga, affidavit p.9 . De ce fait, les USD 60 millions prêtés devenaient USD 600 millions, qui étaient ensuite blanchis.
- Conclusions de faux contrats de prêt : une autre méthode utilisée consistait à signer des contrats de prêts entre individus ou sociétés et selon les documents officiels du DoJ, à ne jamais les rembourser. Dans le cas où une banque pose des questions concernant les flux de fonds, il sera possible de démontrer que les transactions en question ont un but. De la documentation peut dans ce cas être fournie pour le justifier 4USA v. Francisco Convit Guruceaga, affidavit p.5-6 .
- Création et utilisation de documents falsifiés : cela semble être une pratique courante. Les membres de ces réseaux savent que de la documentation peut leur être demandée, ils n’hésitent donc pas à créer de faux contrats afin de les mettre à disposition des banques notamment, en dépit des règles concernant les faux dans les titres 5Article 251 Code pénal suisse .
- Utilisation d’hommes de paille pour ne pas apparaître en tant qu’ayant droit économique sur les relations bancaires enregistrées dans les différents intermédiaires financiers utilisés 6https://gothamcity.ch/2019/01/31/crise-au-venezuela-la-menace-americaine-saccentue-sur- les-banques-suisses/ .
- L’activité professionnelle effective des individus semble aussi parfois modifiée afin de passer inaperçue lors de l’entrée en relation avec des banques. L’un des membres du réseau admet devant le DoJ qu’il sait comment faire pour contourner le statut de personne politiquement exposée (PEP) avec lequel la banque doit le codifier.
Les membres des réseaux criminels ont donc bien assimilé les enjeux liés à la justification des flux de fonds auprès des intermédiaires financiers qu’ils utilisent. Ils semblent avoir compris que tout doit être expliqué et plausible, dans le but de contourner la réglementation en vigueur.
Le défi des intermédiaires financiers est de pouvoir détecter dans ces activités tout lien avec ce type d’organisations criminelles, que ce soit lors d’ouvertures de relations ou lors de la revue de transactions considérées comme à risques par les banques par exemple.
Le défi pour les intermédiaires financiers
Les intermédiaires financiers doivent prendre conscience que les réglementations et procédures en vigueur peuvent être contournées par les différents réseaux criminels. Il est nécessaire que le système bancaire suisse conserve son intégrité et donc que la réglementation soit appliquée avec rigueur.
Dans le cas d’une ouverture de compte, il est primordial qu’une banque puisse légitimer la source des fonds et évaluer les risques conformément à ce qui lui est demandé dans l’article 6 al.1 et 2 LBA. Dans le cas qui nous occupe ici, les obligations des banques sont d’autant plus renforcées, car elles traitent souvent avec des PEP 7Article 2a al.1 LBA . En effet, l’affaire PDVSA aurait particulièrement visé des PEP ayant détourné des fonds de la société étatique pétrolière.
L’article 6 al.2 let b LBA impose aux intermédiaires financiers de clarifier l’arrière-plan économique et le but des transactions si elles paraissent inhabituelles sauf si leur légalité est manifeste. L’intermédiaire financier a le devoir d’effectuer des clarifications complémentaires auprès de ses clients, jusqu’à ce que le doute ou soupçon soit levé. Si le doute persiste ou si l’inconfort ne peut être levé, les mesures prévues sont l’exécution du devoir ou du droit d’annonce au Bureau de communication conformément à l’article 9 LBA ou 305 ter al 2 CP 8Voir ATF du 21 mars 2018 1B_433/2017, consid. 4.9 .
Lors de la revue des transactions de leurs clients par exemple, les intermédiaires financiers doivent redoubler de vigilance quant aux justifications obtenues et à la plausibilité de celles-ci. Comme décrit dans l’arrêt de la Cour de droit pénal, 6B_503/2016 du 24 mai 2016, le seul fait d’obtenir un contrat de prestations de services ou contrat de consultant ne suffit pas. En effet, ici, la société en question aurait dû faire de plus amples vérifications, notamment en matière de compétence des contreparties et de fondement matériel des contrats. Il a été jugé non suffisant que l’intermédiaire financier ne vérifie pas les différents rapports périodiques et documents fournis parfois en langue étrangère, ni ne vérifie si les prestations ont été réellement fournies ou encore si les montants élevés correspondaient à une réalité économique. Une réalité formelle des corroborations demandées par la réglementation ne suffit donc pas à pouvoir assurer à l’intermédiaire financier que les flux de fonds enregistrés sur les portefeuilles de leurs clients étaient licites.
Il est donc nécessaire pour les collaborateurs des banques de garder à l’esprit l’aspect plausible d’une transaction ou d’un flux de fonds. Les contrôles mis en place doivent toujours être revus et modulés afin d’éviter aux intermédiaires financiers de se laisser dépasser par les techniques des réseaux criminels qui s’adaptent eux aussi sans cesse. La FINMA reconnait toutefois dans son rapport annuel 2018 que la prévention en matière de lutte contre le blanchiment d’argent s’est considérablement améliorée ces derniers temps 9https://www.finma.ch/fr/dossier-geldwaeschereibekaempfung/intensive-geldwaeschereiaufsicht/ .