Responsabilité subsidiaire de l’entreprise
Pour mémoire, voici le texte de l’article 102 du Code pénal1Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP : RS 311.0)., en ses alinéas 1 et 42Pour nous intéresser à la responsabilité pénale et subsidiaire de l’entreprise, nous faisons l’impasse sur l’alinéa 2, qui régit la responsabilité primaire de l’entreprise, et sur l’alinéa 3, qui règle la quotité de la peine. : « 1 Un crime ou un délit qui est commis au sein d’une entreprise dans l’exercice d’activités commerciales conformes à ses buts est imputé à l’entreprise s’il ne peut être imputé à aucune personne physique déterminée en raison du manque d’organisation de l’entreprise. Dans ce cas, l’entreprise est punie d’une amende de cinq millions de francs au plus. […] 4 Sont des entreprises au sens du présent titre : a. les personnes morales de droit privé ; b. les personnes morales de droit public, à l’exception des corporations territoriales ; c. les sociétés ; d. les entreprises en raison individuelle »3Entré en vigueur le 1er janvier 2007, l’article 102 CP répond aux exigences posées par l’article 5 de la Convention des Nations unies du 9 décembre 1999 pour la répression du terrorisme (RS 0.353.22), elle-même entrée en vigueur, pour la Suisse, le 23 octobre 2003 (DUPUIS M., MOREILLON L., PIGUET C., BERGER S., MAZOU M. et RODIGARI V. – édit. –, Petit commentaire du Code pénal, 2ème éd., Bâle 2017 – ci-après : Petit commentaire –, n° 2 ad art. 102 CP)..
L’art. 102 CP introduit, dans l’ordre juridique suisse, la responsabilité pénale de l’entreprise, au sens que la disposition donne elle-même au terme « entreprise »4L’art. 102 CP consacre ainsi un nouveau sujet de droit pénal, c’est-à-dire l’entreprise – à laquelle il permet d’imputer la faute pénale. L’art. 102 CP consacre aussi une nouvelle forme de faute pénale, c’est-à-dire le défaut d’organisation – condition, parmi d’autres, de l’imputation (MACALUSO A., QUELOZ N., MOREILLON L. et ROTH R. – édit. –, Commentaire romand du Code pénal, Bâle 2017 – ci-après : Commentaire romand –, n° 1 et 2 ad art. 102 CP). Voire aussi ATF 146 IV 68, considérant 2.3. . On peut citer les exemples suivants : un intermédiaire financier laisse des activités de blanchiment d’argent avoir lieu en son sein, sans pouvoir, après coup, en identifier les auteurs5ATF 142 IV 333 et ATF 146 IV 68. ; une entreprise de transport laisse commettre des infractions à la LCR en son sein, mais se trouve bien en peine de signaler un chauffeur en particulier, à la justice pénale… bien que cette entreprise soit, par ailleurs, correctement organisée pour fournir des prestations et encaisser ses factures« Certains auteurs évoquent le risque que l’entreprise soit tentée de se trouver un coupable afin d’échapper à toute sanction […]. A l’inverse, dans d’autres domaines tels que celui de la circulation routière, certains pourraient invoquer un défaut d’organisation de l’entreprise dans le but d’éviter aux auteurs physiques de l’infraction des sanctions telles que la privation de liberté et le retrait du permis de conduire […] » (Petit commentaire, n° 15 ad art. 102 CP)..
Quel que soit le cas d’espèce, l’art. 102 al. 1 CP pose les conditions suivantes à la punissabilité de l’entreprise : 1. une infraction commise au sein d’une entreprise ; 2. une infraction commise dans l’exercice d’activités commerciales conformes aux buts de l’entreprise ; 3. l’impossibilité d’imputer l’infraction à une personne physique déterminée et 4. un défaut d’organisation de l’entreprise6Selon le Commentaire romand, n° 1 et 2 ad art. 102 CP, la disposition étudiée rompt avec l’adage societas deliquere non potest. D’un autre avis, MUSKENS L., « Punissabilité de l’entreprise plutôt que de la personne morale », in Quid ? Fribourg Law Review Jubiläumsausgabe 2024, Fribourg 2024,pp. 6 à 12 (ci-après : MUSKENS, Punissabilité), pp. 6 et 7. Cette étude soutient, non sans arguments, que l’art. 102 CP « n’est qu’une exception de plus au principe de non-punissabilité [de la societas], lequel reste pleinement d’actualité » (p. 7). Voire aussi, du même auteur, Statut de la personne morale en droit pénal – Appréhension d’une construction de droit civil par le droit pénal matériel et procédural ainsi que par le droit administratif parapénal, Bâle 2024 (ci-après : MUSKENS, Statut), pp. 675 et 675, n° 2436 à 2422 et des considérations à propos du droit pénal administratif. Voire encore NIGGLI M. et WIPRÄCHTIGER H. – édit. –, Strafrecht I – Basler Kommentar,4ème éd., Bâle 2019, n° 9 à 12 ad art.102 CP..
Si les deuxième et troisième conditions sont claires7On exposera cependant que « seuls les comportements qui concrétisent les risques typiques liés à l’activité licite et normale de l’entreprise sont de nature à engager sa responsabilité […]. Ainsi, un abus sexuel commis au sein d’une banque n’engage pas la responsabilité de cette dernière ; en revanche, un tel abus commis sur un enfant dans le cadre d’une école est susceptible d’engager la responsabilité de l’entreprise, si celle-ci est une entreprise au sens de l’article 102 CP » (Petit commentaire, n° 13 ad art. 102 CP). Voire aussi Commentaire romand, n° 36 ad art. 102 CP., il convient de revenir sur la notion d’entreprise et sur celle de défaut d’organisation.
« CP 102 IV énumère quelles entités sont des entreprises aux termes de la disposition. Il découle de cette énumération une conception autonome de la notion d’entreprise, propre à CP 102. Cette conception privilégie une approche économique, détachée de critères formels, tels la personnalité juridique »8Commentaire romand, n° 4 ad art.102 CP. Voire aussi Petit commentaire, n° 5 à 8 ad art. 102 CP. Voire encore WOHLER W., GODENZI G. et SCHLEGEL S., Schweizerisches Strafgesetzbuch – Handkommentar, 5ème éd., Berne 2024, n° 5 ad art. 102 CP. Voire enfin DONGOIS N., CES L. et BEN MIMOUM S., Code pénal Partie générale (art. 1-110) – Tables pour les études et la pratique, 5ème éd., Bâle 2025 (ci-après : Tables), pp. 235 et 239..
S’il définit l’entreprise, l’art. 102 CP ne définit pas le défaut d’organisation susceptible d’être retenu à charge de l’entreprise. Il faut donc s’en remettre aux commentateurs de la loi. Voici ce qu’ils nous apprennent. Pour déterminer s’il existe un défaut d’organisation, « on examine ce qui aurait dû être accompli s’agissant de l’organisation de l’entreprise pour que des responsabilités individuelles puissent être mises en évidence et on compare ce résultat théorique, s’il apparaît praticable, aux mesures effectivement mises en œuvre au sein de l’entreprise »9Commentaire romand, n° 47 ad art. 102 CP. Voire aussi Petit commentaire, n° 47 et 48 ad art. 102 CP. Voire encore Tables, p. 241, en ce que cet ouvrage évoque une faute qui ne s’examinerait que du point de vue objectif..
Problème posé
L’art. 102 al. 1 CP fonde la responsabilité pénale subsidiaire de l’entreprise. Il permet de punir des entreprises, y compris des entreprises dénuées de la personnalité morale (au sens du droit civil), pour des faits perpétrés en leur sein – pour peu qu’un défaut d’organisation (soit une organisation moins efficace que celle qu’on pourrait raisonnablement exiger) empêche d’identifier la ou les personnes physiques, dissimulées au sein de l’entreprise et auteurs du délit ou du crime poursuivi.
Ce qui précède a fait dire que de punir l’entreprise revenait à punir un bouc émissaire – c’est-à-dire l’entreprise, plutôt que la ou les personnes physiques qui se dissimuleraient en son sein –, voire un non-sujet de droit – lorsqu’on punit une entreprise dépourvue de la personnalité morale10MUSKENS, Punissabilité, pp. 10 et 12. Voire aussi, MUSKENS, Statut, pp. 637 à 639, n° 2239 à 2247..
On en a souvent conclu qu’il faudrait soit adapter le droit pénal au droit civil, pour circonscrire l’action pénale aux personnes morales – au sens du droit civil ; soit adapter le droit civil, pour doter de la personnalité morale toutes les entreprises punissables11Ibidem. ; soit, encore, prolonger les enquêtes pénales, jusqu’à découvrir le véritable auteur dissimulé au sein de l’entreprise12Cette remarque, émanant d’un enquêteur particulièrement consciencieux, a motivé le présent article..
Un détour par la philosophie du droit permet d’objecter à chacune de ces trois propositions.
Recours à la philosophie du droit13Cet article propose un point de vue original sur la responsabilité pénale subsidiaire de l’entreprise, le point de vue de la philosophie du droit réaliste – c’est-à-dire de la philosophie d’inspiration aristotélicienne et thomiste. Bien entendu, nous entendons apporter une réponse à la question posée. Cependant, en moins de 2’000 mots, nous livrons cette réponse comme une opinion étayée, sans prétendre asséner une vérité indiscutable.
Distinction entre le juste et le vrai
La philosophie du droit permet de distinguer la science et le droit. Ce faisant, on qualifie la science d’ordre du vrai et du faux, voire de l’incertain. Dans le même mouvement, on qualifie le droit d’ordre du juste et de l’injuste.
En effet, le droit ne dit pas la vérité. Et la science ne dit rien de juste. Nous nous expliquons : le droit décide – il tranche –, et la science constate – elle ne rend pas justice14PAPAUX A., Introduction à la philosophie du « droit en situation », Genève / Zürich / Bâle 2006(ci-après : PAPAUX, Introduction), pp.137ss ; VULLIEMIN P.-F., L’« état actuel des connaissances scientifiques et techniques » : diligence du producteur et finitude de l’homme, Genève / Zürich / Bâle 2013, pp. 131 et 132, en particulier, pp. 137 à 142..
Pour démontrer cela, commençons par définir la science, soit l’« ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisée par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables »15Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, Paris 1996, p. 2051, ad science – épistémologie..
L’universalité de la science mérite qu’on s’y arrête. On peut partir de l’affirmation, somme toute logique, que les mêmes causes ont toujours les mêmes effets. C’est même en cela que se définit une cause ; c’est-à-dire que c’est pour cela que cette cause est cette cause-ci, plutôt que cette cause-là. Ce qui précède explique pourquoi, en philosophie réaliste, on définit la science comme une « connaissance par les causes ». C’est aussi pourquoi on en tire la conclusion suivante. La science est une connaissance universelle16ARISTOTE, Les Seconds analytiques, Livre II, chapitre 2, 90 a 31-34 – comme on le recense traditionnellement ; SIGGEN M., L’expérience chez Aristote : aux confins des connaissances sensible et intellectuelle en perspective aristotélicienne, Berne 2005, pp. 188 et 189 et VULLIEMIN, pp. 177 et 178. .
Venons-en à la distinction entre le juste et le vrai. Encore une fois, nous commençons par une définition, celle de l’adjectif « juste ». Peut être qualifié de « juste », ce qui « est conforme à un droit »17LALANDE A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris 2002, p. 550, ad juste..
Venons-en, maintenant, à la définition du vrai, ou plutôt de la vérité. La vérité peut se définir comme il suit :« [c]aractère (d’un fait intellectuel, jugement, pensée) qui est conforme à son objet, au réel »18Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, p. 2374, ad vérité logique.. Ainsi définie, la vérité constitue un rapport adéquat – entre ce qui existe et la connaissance que nous en avons.
Rapports entre la science et le droit
Venons-en, enfin, aux rapports entre la science et le droit. Classiquement, à ce stade, on dit que la connaissance est soit objet de droit, soit source de droit19OUDOT P., Le risque de développement : contribution au maintien du droit à réparation, Dijon 2005, p. 50, n° 56 et VULLIEMIN, pp. 127 à 129..
Lorsque le droit prend la connaissance comme objet, il se contente de la protéger. Il ne lui apporte aucune garantie de validité. Tel est le cas, par exemple, lorsqu’un brevet d’invention est enregistré20Nous en revenons à l’exemple des brevets, pour être plus précis, nous en venons à l’exemple des brevets d’invention. Les brevets d’invention confèrent à leurs titulaires un droit exclusif d’exploitation de la création protégée. Cependant, l’article 1 alinéa 3 de la Loi fédérale sur les brevets d’invention (RS 232.14) livre une précision de prime importance. Nous citons : « Les brevets sont délivrés sans garantie de l’Etat », VULLIEMIN, p. 128. Voire aussi OUDOT, p. 51 n° 57..
Lorsque le droit prend la connaissance comme source, la connaissance peut fonder une règle de conduite. On songe à l’interdiction de l’amiante dans le bâtiment, après la découverte de sa nocivité.
Cependant, encore une fois, le droit n’offre aucune garantie, à propos de la véracité de cette connaissance – pourtant prise comme source. Par exemple, lorsqu’une norme technique est violée et qu’il en découle un accident, le juge ne doit pas déterminer la pertinence technique de la norme violée. Le juge doit déterminer si la personne qui a causé l’accident a respecté la norme technique ou si elle l’a violée21PAPAUX, Introduction, pp. 137 à 142 et VULLIEMIN, p. 129. Voire aussi OUDOT, pp. 51 et 52 n° 58..
En résumé, que la connaissance soit objet ou source du droit, une constante est préservée. Les normes légales ne se prononcent qu’exceptionnellement, et sans offrir de garanties, sur la véracité des connaissances prises en compte22Lorsque la connaissance s’inscrit dans un cadre juridique, il y a « simplement » réception du « vrai » par le droit..
Cela nous amène à notre dernier développement. La différence entre la science et le droit, qui peut se résumer comme il suit. Le but poursuivi par le droit n’est pas le même que celui poursuivi par la science23VULLIEMIN, p. 129..
Pour démontrer la différence entre le but visé par la science et celui visé par le droit, il suffit d’étudier l’usage que le droit et la science font de la notion centrale de « loi »24PAPAUX, Introduction, p. 157 et VULLIEMIN, p. 131. Voire encore DAUJAT J., Y a-t-il une vérité ?, Paris 2004, pp. 489 et 490..
En science, le concept de loi renvoie à une nécessité absolue. En effet, la loi scientifique renvoie à la nécessité de la loi de la nature. Partant, l’entité soumise à la loi scientifique ne peut pas s’y soustraire. Dans ce domaine, il n’y a pas de choix. Dans le domaine du vrai et du faux, on ne peut pas être un « hors la loi ». Par exemple, la loi de la gravité vaut pour tout le monde25PAPAUX, Introduction, p. 157 et VULLIEMIN, p. 131..
A l’inverse, la loi juridique contient un commandement, ou du moins une orientation. En d’autres termes, la loi juridique contient une « simple proposition », parce que c’est, en réalité, le propre du droit d’offrir un choix26Ibidem..
Nous précisons. On peut violer une loi juridique. Par exemple, on peut ne pas payer ses impôts. On en subira peut-être les conséquences, mais on peut violer une loi juridique. A l’inverse, on ne peut pas violer une loi scientifique. On peut découvrir qu’elle est mal formulée, mais on ne peut pas la violer27Ibidem..
En d’autres termes : le droit laisse la possibilité que la loi soit violée ou ignorée, pour la simple et bonne raison qu’aucune nécessité absolue ne s’impose dans l’ordre du droit. En effet, la loi juridique n’est pas une loi de la nature, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas de la nature des choses qui lui sont soumises28« En d’autres termes, le droit ne cherche pas à décrire le réel, ne cherche pas à lui être fidèle en tous points, à l’appréhender sous l’angle d’une nécessité absolue s’imposant à toute volonté : son but est ailleurs […] » (PAPAUX, Introduction, p. 157). .
En résumé, le droit vise à découvrir la solution la plus juste, au vu de la réalité observée. Dit autrement, le législateur ou le juge va choisir, entre plusieurs solutions, selon ce qu’il observe de la réalité. Le vrai est donc le domaine de la constatation, alors que le juste est le domaine du choix.
Réponse au problème posé
La distinction entre le juste et le vrai (soit entre l’ordre du juste et de l’injuste, par opposition à l’ordre du vrai et du faux) permet d’assumer que le droit civil et le droit pénal diffèrent dans leurs définitions de l’entreprise – puisque ces définitions (de l’ordre du juste et non de l’ordre du vrai) ne prétendent pas rendre compte de la réalité (qui est ontologiquement cohérente)29PAPAUX, Introduction, pp. 137ss, en particulier pp. 154 à 160 et PAPAUX, Enquête, pp. 273 à 276 et VULLIEMIN, pp. 130 à 133..
Accepter d’identifier comme un sujet de droit pénal une entreprise dépourvue de la personnalité morale est même facile30Que cela nous semble logique ou non, puisque la logique ressort de l’ordre du vrai plutôt que de celui du juste., si on songe à d’autres incongruités juridiques. Rappelons-nous, par exemple, que nombre d’ordres juridiques rangent, ou ont rangé, les animaux en général dans la catégorie des choses, les abeilles en particulier dans la catégorie des immeubles et les fœtus dans la catégorie du matériel biologique31PAPAUX, Introduction, p. 141. V., en particulier, le passage suivant : « Dans le cadre de la vente d’un bien immobilier rural, pour simplifier, une « ferme », qui comprend dans son exploitation des ruches et des essaims d’abeilles, ces animaux volatiles peuvent être considérés juridiquement comme des immeubles, exactement des « immeubles par destination » (en droit français par exemple) ». Voire aussi PAPAUX A., Enquête sur les fondements du droit pragmatique, Genève / Zürich 2023 (ci-après : PAPAUX, Enquête), p. 7..
Pour le surplus, la distinction entre le juste et le vrai permet de donner une définition – celle qu’on trouvera juste, qu’on décidera juste – de l’organisation raisonnable à laquelle est tenue toute entreprise, et à défaut de laquelle elle s’expose à se voir imputer le crime ou le délit commis en son sein.
Enfin, comme par effet miroir, accepter les limites de l’entreprise permettra d’accepter les limites, toutes humaines, c’est-à-dire empreintes de finitude, des enquêtes pénales32AUBENQUE P., La prudence chez Aristote, 3ème éd., Paris 1986, p. 177 ; PAPAUX, Introduction, p. 58 ; PAPAUX, Enquête, p. 287 et 288 et VULLIEMIN, pp. 269 à 273..
Conclusion
Les trois affirmations qui précèdent – à propos de la discrépance entre droit civil et droit pénal quant à la définition de l’entreprise, de l’organisation raisonnable de l’entreprise et de la finitude inhérente aux enquêtes – nous montrent qu’il ne s’agit pas de savoir si l’art. 102 al. 1 CP rend compte de la réalité.
En effet, il ne s’agit pas de s’entendre sur une définition scientifique des notions d’« entreprise », d’« organisation raisonnable » ou d’« enquête pénale complète ».
Il s’agit de déterminer si l’art. 102 al. 1 CP peut être considéré comme juste, ou adéquat, au vu du but poursuivi33En d’autres termes, après avoir tiré ces trois enseignements de la philosophie du droit, on peut se pencher non pas sur le « comment », mais sur le « pourquoi » de l’art. 102 al. 1 CP. C’est-à-dire qu’on peut examiner non plus le texte de l’art. 102 al. 1 CP lui-même, mais sa ratio legis. Voire PAPAUX, Enquête, p. 324, sur l’importance du « pourquoi ». ; soit combler les lacunes du droit suisse, tel que celui-ci existait avant l’article en cause34Pour une approche historique, nous citons MUSKENS, Punissabilité, p. 7, à propos de la ratio legis de la loi – outre de se conformer au droit international : « Tout a commencé avec l’incendie de la Schweizerhalle en 1986, au cours duquel les eaux utilisées pour combattre l’incendie qui s’était déclaré dans l’usine Sandoz SA (devenue Novartis en 1996) à Bâle se sont déversées dans le Rhin, provoquant une importante pollution et des dégâts environnementaux conséquents. Faute de preuves, l’affaire n’avait donné lieu qu’à deux condamnations pour des amendes mineures en lien avec les suites de l’incendie et non l’incendie lui-même. L’affaire est connue pour avoir mis en évidence les lacunes du droit pénal suisse s’agissant des personnes morales ». (Voire aussi les références citées par MUSKENS.).
La réponse semble positive. En effet, l’art. 102 CP fait reculer un peu l’impunité, notamment en étendant son champ d’application à toutes les entreprises. Par ailleurs, cette disposition offre une fin pragmatique aux enquêtes pénales, lorsqu’il est impossible d’identifier la personne ou les personnes physiques auteurs d’une infraction perpétrée au sein d’une entreprise – le but de la justice, comme en témoigne l’image traditionnelle de Thémis (les yeux bandés, mais armée d’une balance et d’un glaive), étant de trancher définitivement et non pas de peser le pour et le contre ad vitam aeternam35Ou, pis encore, aux yeux d’un magistrat tout du moins, … jusqu’à la prescription de l’action pénale !.
En termes ramassés, l’art. 102 al. 1 CP apporte plus de justice, sans toujours rendre compte entièrement de la réalité observable. Fort de cette disposition, le juge pénal tranche, sans avoir complètement ôté le bandeau de Thémis.