Dans un monde où les solutions pacifistes sont désormais privilégiées pour faire régner l’ordre mondial, le système de sanctions est largement appliqué à l’encontre des Etats qui adopteraient un comportement contraire au droit international. L’objectif de ces mesures coercitives est de faire pression sur l’économie d’un Etat pour qu’il ne dispose plus des ressources nécessaires à la poursuite de ses ambitions, sans toutefois nuire à son peuple. Ainsi, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, de nombreux paquets de sanctions ont été adoptés à l’encontre de cette dernière afin que ses agissements cessent. Cela étant, plus de deux ans après le début de ce conflit, la nation russe semble encore être en mesure de poursuivre ses actions.
Il est ainsi légitime de se demander de quelle manière la Russie parvient à maintenir son économie à flot et à poursuivre son effort de guerre, tout en étant la cible de nombreux embargos de part et d’autre. Les sanctions qui pèsent à l’encontre de cet Etat lui ont-elles réellement fermé des portes ou lui ont-elles permis d’entrevoir de nouvelles fenêtres afin de poursuivre ses exportations et son approvisionnement ?
Cet article n’a évidemment pas pour prétention de répondre, de manière exhaustive, à la question, ni même de remettre en doute la politique liée à l’adoption de sanctions économiques. Il a toutefois pour vocation d’amener à une réflexion sur l’efficience des sanctions, en se basant sur le cas de la Russie. Pour ce faire, les échanges commerciaux de la Russie, notamment avec l’Union Européenne, seront analysés sur la base des importations et exportations.
Sanctions économiques à l’encontre de la Russie
Comme indiqué précédemment, la Russie fait l’objet de nombreuses sanctions de tout type. En effet, celles-ci sont tant économiques que diplomatiques. De plus, elles ne se limitent pas à l’Etat lui-même mais s’étendent également à certains de ses ressortissants, à titre privé, et de ses sociétés nationales.1UNION EUROPEENNE, 2023, Le point sur les sanctions de l’UE contre la Russie, consilium.europa.eu [en ligne], 3 juin 2024, [consulté le 5 juin 2024], disponible à l’adresse : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions-against-russia/sanctions-against-russia-explained/#sanctions.
En l’état, de nombreuses catégories de marchandises sont soumises à ces sanctions et ne peuvent ainsi plus être importées par la Russie en provenance de l’Union Européenne. Pour ne citer que quelques un de ces biens et technologies, nous pouvons mentionner ceux qui sont nécessaires aux secteurs du transport terrestre, maritime ou encore aérien, du raffinage de pétrole, de l’énergie, du luxe et de l’armement. Il convient également de relever que les produits chimiques et les biens à double usage sont également concernés par ces sanctions.2Ibid.
En ce qui concerne les exportations vers l’Union Européenne en provenance de la Russie, celles-ci sont également soumises à d’abondantes restrictions. Les marchandises concernées sont notamment le pétrole brut et les produits pétroliers raffinés, sauf exception, le charbon, l’acier, l’or, les diamants, les spiritueux et les produits cosmétiques. Cette liste n’est toutefois pas exhaustive.3Ibid.
Compte tenu de ce qui précède, et en se basant sur les chiffres de l’année 2021, ce sont 49% des importations russes en provenance de l’Union Européenne et 58% des exportations russes vers l’Union Européenne qui sont désormais soumises aux sanctions. La valeur de ces marchandises se monte ainsi à 43,9 milliards d’euros s’agissant des importations russes et, à 91,2 milliards d’euros pour ses exportations, ce qui crée inévitablement une perte financière importante.4LIBOREIRO, Jorge, 2023, Quel est le volume des échanges commerciaux entre l’UE et la Russie concerné par les sanctions ?, euronews.com [en ligne], 27 février 2023, [consulté le 24 mai 2024], disponible à l’adresse : https://fr.euronews.com/my-europe/2023/02/27/quel-est-le-volume-des-echanges-commerciaux-entre-lue-et-la-russie-concerne-par-les-sancti.
Partenaires commerciaux de la Russie
Pour pouvoir évaluer les conséquences de ces mesures restrictives sur l’économie russe, il convient de se pencher sur ses partenaires commerciaux avant la guerre.
Ainsi, conformément aux données publiées par l’Office des douanes russes, reprises dans les tableaux ci-dessous5GLOBALEDGE, ELI BROAD COLLEGE OF BUSINESS AT MICHIGAN STATE UNIVERSITY, 2024, Russia: Trade Statistics, globaledge.msu.edu [en ligne], 10 août 2023, [consulté le 24 mai 2024], disponible à l’adresse : https://globaledge.msu.edu/countries/russia/tradestats., en 2021, le partenaire commercial principal de la Russie en termes d’exportations était de loin l’Union Européenne. Celle-ci était suivie de la Chine puis de la Turquie. Du côté des importations, le même constat peut être fait puisque le premier partenaire était également l’Union Européenne, suivie de la Chine puis des Etats-Unis. La Turquie ne se positionnait qu’en huitième position.
Au vu de ce qui précède, il est constaté qu’en 2021 l’Union Européenne absorbait 38% des exportations totales russes. Les principaux pays asiatiques, soit la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et le Kazakhstan, ne représentaient quant à eux que 25% de ses exportations.6POLSINELLI, Laurent, et al., 2022, Le Graph du Jour : les principaux partenaires commerciaux de la Russie, zonebourse.com [en ligne], 22 février 2022, [consulté le 24 mai 2024], disponible à l’adresse : https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/Le-Graph-du-Jour-les-principaux-partenaires-commerciaux-de-la-Russie-39538561/.
Il faut également préciser ici que la balance commerciale russe était excédentaire durant cette année puisque le pays exportait plus qu’il n’importait. Au regarde de cette statistique, il est aisé d’imaginer les lourdes conséquences des sanctions adoptées par l’Union Européenne sur l’économie russe si aucune mesure n’était prise pour en atténuer les faits, lesquels pourraient être désastreux pour le pays tout entier.7GLOBALEDGE, ELI BROAD COLLEGE OF BUSINESS AT MICHIGAN STATE UNIVERSITY, 2024, Russia: Trade Statistics. Op. cit.
Par conséquent, il est possible de se douter qu’en 2023 le classement des partenaires commerciaux principaux de la Russie a dû évoluer. Il faut dès lors analyser les importations et exportations de cette période afin de savoir comment la Russie a tout de même réussi à maintenir son économie.
A ce propos, selon les chiffres publiés par le Russian foreign trade tracker de Bruegel, arrêtés au mois d’octobre 2023, environ 64% des exportations totales russes sont désormais réalisées à destination des cinq principaux pays asiatiques. De plus, les ventes en direction de la Turquie ont quasiment doublé depuis 2021 pour atteindre, fin 2023, 13.3%.8DARVAS, Zsolt, et al., 2024, Russian foreign trade tracker, bruegel.org [en ligne], 23 mai 2024, [consulté le 1er juin 2024], disponible à l’adresse : https://www.bruegel.org/dataset/russian-foreign-trade-tracker.
A contrario, l’Union Européenne occupe dorénavant, et de manière tout à fait logique, un second rôle dans les exportations russes puisqu’elle ne représente plus que 16.5% du volume total de celles-ci. Les Etats-Unis, quant à eux, ne représentent plus qu’une part dérisoire de ce poste, à savoir 1.4% du volume global de celui-ci.9DEVITT, Polina, HEINRICH, Mark, 2024, Russia’s dependence on exports to Asia rises as business with Europe falls, reuters.com [en ligne], 12 février 2024, [consulté le 1er juin 2024], disponible à l’adresse : https://www.reuters.com/world/russias-dependence-exports-asia-rises-business-with-europe-falls-2024-02-12/. 10QUENELLE, Benjamin, 2024, Les dépenses d’armement continuent de doper la croissance russe, lesechos.fr [en ligne], 8 février 2024, [consulté le 1er juin 2024], disponible à l’adresse : https://www.lesechos.fr/monde/europe/les-depenses-darmement-continuent-de-doper-la-croissance-russe-2075095#:~:text=Le%20PIB%20de%20la%20Russie,jamais%20contr%C3%B4l%C3%A9e%20par%20l’Etat. 11GLOBALEDGE, ELI BROAD COLLEGE OF BUSINESS AT MICHIGAN STATE UNIVERSITY, 2024, Russia: Trade Statistics. Op. cit.
Il peut ainsi, à ce stade déjà, être constaté que, si la Russie a été contrainte de réduire drastiquement ses exportations vers l’Union Européenne, elle a eu la capacité de trouver un nouvel appui auprès des pays asiatiques et de la Turquie. Moscou peut ainsi continuer d’écouler sa marchandise et d’en percevoir les produits.
Il est désormais nécessaire de se pencher sur les biens importés par le Kremlin. A ce titre, et sans grande surprise, c’est la même tendance que celle observée pour les exportations qui se dessine. Ainsi, une forte montée des marchandises en provenance des pays asiatiques et de la Turquie est observée. Ces marchés représentent au total les trois quarts des importations réalisées par la Russie en 2023, contre 38% en 2021.
En ce qui concerne l’Union Européenne, celle-ci ne représente plus que 22% de ce poste pour l’année 2023. Enfin, du côté des Etats-Unis, ceux-ci sont devenus presque inexistants tant les importations en provenance de cet Etat sont faibles et insignifiantes.12TESTARD, Hubert, 2024, L’économie russe sauvée par la Chine, l’Inde et la Turquie, asialyst.com [en ligne], 27 janvier 2024, [consulté le 24 mai 2024], disponible à l’adresse : https://asialyst.com/fr/2024/01/27/economie-russie-sauvee-chine-inde-turquie/.
Si les chiffres liés à l’Union Européenne paraissent encore élevés compte tenu des nombreuses sanctions qu’elle applique, il faut préciser que les échanges commerciaux n’ont pas été totalement rompus. En effet, les biens de consommation tels que les produits alimentaires, pharmaceutiques, ainsi que ceux liés à la santé et à l’agriculture ne font pas l’objets de restrictions, celles-ci ne ciblant pas la population.13MOLLER-NIELSEN, Thomas, 2024, Le commerce avec la Russie continue de décliner, mais pas dans tous les domaines, euractive.fr [en ligne], 23 février 2024, [consulté le 24 mai 2024], disponible à l’adresse : https://www.euractiv.fr/section/ukraine/news/le-commerce-avec-la-russie-continue-de-decliner-mais-pas-dans-tous-les-domaines/. 14UNION EUROPEENNE, 2023, Le point sur les sanctions de l’UE contre la Russie. Op. cit.
Par ailleurs, s’agissant de la balance commerciale de la Russie pour l’année 2023, arrêtée en octobre 2023, elle demeure excédentaire. En effet, quand bien même les exportations russes ont été en baisse d’environ 14% par rapport à l’année 2021, les importations ont également baissé d’environ 4%. Cela a permis de rééquilibrer, un peu, cette balance.15TESTARD, Hubert, 2024, L’économie russe sauvée par la Chine, l’Inde et la Turquie. Op. cit.
Après analyse des données 2023 relatives aux importations du Kremlin, il est constaté que, si un préjudice a effectivement été causé à l’économie de ce dernier, les ressources nécessaires pour lutter contre les sanctions ont été trouvées grâce aux pays asiatiques et à la Turquie. De plus, la Russie peut également compter sur la politique de l’Union Européenne tendant à ne pas affaiblir le peuple en lui-même et à ne pas rompre totalement l’approvisionnement de certaines marchandises.16UNION EUROPEENNE, 2023, Le point sur les sanctions de l’UE contre la Russie. Op. cit.
Mécanismes de contournement
Au vu de ce qui précède, force est de constater que Moscou a trouvé des solutions pour compenser les pertes engendrées par les sanctions en lien avec ses importations et exportations. Les principaux mécanismes utilisés pour ce faire sont relevés ci-dessous.
En premier lieu, il est indéniable que des relations commerciales d’ores et déjà existantes ont été renforcées grâce à de nouveaux accords avec les pays n’appliquant pas les sanctions établies par l’Union Européenne. C’est notamment le cas de la Chine, de l’Inde et la Turquie, nations auprès desquelles la Russie s’est tournée afin de s’approvisionner et d’écouler son stock de marchandise. Cela a permis à Moscou de compenser en quasi-totalité les pertes liées à la baisse de ses exportations destinées aux pays appliquant des restrictions mais également de couvrir 60% des importations faites initialement à ses partenaires européens.17TESTARD, Hubert, 2023, Russie : le pivot vers l’Asie s’accélère, asialyst.com [en ligne], 25 février 2023, [consulté le 31 mai 2024], disponible à l’adresse : https://asialyst.com/fr/2023/02/25/russie-pivot-asie-accelere/. 18TESTARD, Hubert, 2024, L’économie russe sauvée par la Chine, l’Inde et la Turquie. Op. cit.
En deuxième lieu, le Groupe de travail REPO, composé des Etats membres du G7, ainsi que de l’Australie et de l’Union Européenne, a relevé qu’un des procédés mis en place par le Kremlin consiste à dissimuler ou transmettre de fausses informations lors de l’importation de marchandises soumises à des mesures restrictives.19GOUVERNEMENT DU CANADA, Ministère des Finances, 2023, Conseil mondial sur le contournement des sanctions contre la Russie Publié conjointement par le Groupe de travail sur les élites, les mandataires et les oligarques russes (REPO), canada.ca [en ligne], 9 mars 2023, [consulté le 31 mai 2024], disponible à l’adresse : https://www.canada.ca/fr/ministere-finances/programmes/politique-secteur-financier/conseil-mondial-contournement-des-sanctions-contre-la-russie.html. En effet, lors d’achats de biens à l’étranger par la Russie, les documents de transport indiquent que la livraison est assurée par des sociétés de transport basées dans des pays tiers qui seraient les destinataires finaux. Toutefois, ces biens sont finalement affrétés en direction de la Russie. Ainsi, en falsifiant les données des bons de commande, les entités russes peuvent continuer à se fournir en matériaux soumis aux sanctions.20Ibid.
Pour terminer, en réaction au plafonnement du prix du pétrole imposé par l’Europe et pour réduire sa dépendance vis-à-vis des services maritimes européens, lesquels assurent les prestations d’assurance pour 90% des cargaisons mondiales, le gouvernement russe a mis sur pied une « flotte fantôme de pétroliers ». La Russie a ainsi acquis une flotte de vieux navires, à laquelle elle a fourni des solutions d’assurance par l’intermédiaire de compagnies russes créées de toutes pièces. Cela permet d’assurer le transport de son pétrole. Ce mécanisme a été rendu possible par des sociétés maritimes relativement opaques basées dans des pays tiers, peu regardants du droit des entreprises, comme les Emirats ou Hong-Kong. Par ce biais, la Russie a trouvé le moyen de contourner l’embargo sur le pétrole.21ARGIROFFO, Francesca, 2024, Comment la Russie contourne les sanctions économiques occidentales, rts.ch [en ligne], 4 janvier 2024, [consulté le 31 mai 2024], disponible à l’adresse : https://www.rts.ch/info/monde/14595883-comment-la-russie-contourne-les-sanctions-economiques-occidentales.html. 22AGENCE FRANCE PRESSE, 2024, Le Royaume-Uni alerte sur la «flotte fantôme» russe pour contourner les sanctions occidentales, lefigaro.fr [en ligne], 31 janvier 2024, [consulté le 31 mai 2024], disponible à l’adresse :https://www.lefigaro.fr/conjoncture/le-royaume-uni-alerte-sur-la-flotte-fantome-russe-pour-contourner-les-sanctions-occidentales-20240131. 23AGENCE FRANCE PRESSE, 2024, La « flotte fantôme », moyen privilégié de la Russie pour contourner les sanctions sur son pétrole, connaissancedesenergie.org [en ligne], 23 février 2024, [consulté le 31 mai 2024], disponible à l’adresse : https://www.connaissancedesenergies.org/afp/la-flotte-fantome-moyen-privilegie-de-la-russie-pour-contourner-les-sanctions-sur-son-petrole-240223.
Cela étant, l’Union Européenne a mis en place des mesures anti-contournement pour éviter que des marchandises ne transitent par des pays tiers avant d’arriver en Russie. A cette fin, une des mesures consiste en l’introduction d’une clause de non-réexportation. Celle-ci impose aux exportateurs européens, pour des produits donnés, qu’une clause contractuelle soit ajoutée en ce sens lors de leurs ventes.24UNION EUROPEENNE, 2023 Guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine: l’UE adopte un 12e train de sanctions économiques et individuelles, consilium.europa.eu [en ligne], 18 décembre 2023, [consulté le 4 juin 2024], disponible à l’adresse : https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/12/18/russia-s-war-of-aggression-against-ukraine-eu-adopts-12th-package-of-economic-and-individual-sanctions/.
Conclusion
Pour conclure, force est de constater, à la suite de l’analyse des volumes et montants relatifs aux importations et exportations russes, que l’efficacité des sanctions économiques semble limitée. En effet, afin de pouvoir influencer de manière significative un Etat qui adopte une attitude contraire aux règles internationales, il serait nécessaire, dans un monde idéal, que l’ensemble des nations s’alignent de manière cohérente, quand bien même cela est utopiste.
Chaque pays peut agir à son échelle mais il n’en demeure pas moins que d’autres nations en profiteront pour conclure de nouveaux partenariats commerciaux et consolider leurs relations avec les Etats concernés. Cela diminuera les effets escomptés des mesures coercitives sur les pays visés.
Enfin, à mon sens, il est primordial de garder à l’esprit que les sanctions économiques pourraient bouleverser les échanges commerciaux mondiaux sur le long terme, sans qu’aucun retour en arrière ne soit possible. Ainsi, les sanctions sont, selon moi, tout à fait enclines à offrir de nouvelles opportunités aux Etats visés et risquent également de creuser un fossé entre les différents Etats compte tenu des nouvelles alliances qui pourraient en découler.