Le 24 février 2022, l’Ukraine se fait envahir par les Russes sur ordre de leur président, Vladimir Putin. Les raisons de cette démarche offensive proviennent essentiellement d’un conflit de longue date entre les deux pays. Ladite invasion n’est pas sans conséquence car l’Union Européenne réplique immédiatement en tentant de restreindre au maximum les possibilités d’agissements du Kremlin au travers de diverses sanctions. Ces mesures ont notamment une portée individuelle, économique et diplomatique 1Conseil européen, conseil de l’Union européenne, Le point sur les sanctions de l’UE contre la Russie, consilium.europa.eu. [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/restrictive-measures-against-russia-over-ukraine/sanctions-against-russia-explained/ .
Quatre jours plus tard, la Suisse décide de se rallier aux décisions de l’Union Européenne et reprend les trains de sanctions édictés par cette dernière 2Le secrétariat à l’Etat d’économie SECO, La Suisse reprend les sanctions de l’UE contre la Russie. seco.admin.ch [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.seco.admin.ch/seco/fr/home/seco/nsb-news.msg-id-87386.html . Par la suite, le Conseil fédéral émet, le 4 mars 2022, l’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine. Ce texte législatif clarifie les questions concernant les restrictions commerciales et financières, ainsi que d’autres restrictions telles que le trafic aérien 3Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine du 4 mars 2022 (Etat le 10juin 2022) (RS 946.231.176.72). Le Conseil fédéral suisse [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2022/151/fr .
Le présent article étant centré sur l’impact des sanctions financières dans le domaine bancaire et leur possible de contournement, il s’agit dans un premier temps de d’identifier les personnes touchées par la Section 3 : restrictions financières de l’ordonnance.
Qui est touché par les sanctions financières ?
L’ordonnance différencie deux catégories de personnes. Premièrement, les individus de nationalité russe disposant d’un permis de séjour de durée limitée ou illimitée en Suisse ou de la double nationalité ne sont pas concernés par les mesures financières. Autrement dit, pas de gel des avoirs et des ressources économiques ni de restrictions concernant les valeurs mobilières et les instruments du marché monétaire ou montant de dépôt.
Deuxièmement, l’ordonnance impose aux personnes et institutions détenant ou gérant des avoirs, l’obligation de déclarer au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) la deuxième catégorie de personnes, c’est-à-dire celles domiciliées en Russie ou de nationalité russe au bénéfice de dépôts supérieurs à CHF 100’000. Cette liste était à fournir au SECO jusqu’au 3 juin 2022 et doit être mise à jour tous les ans 4Le secrétariat à l’Etat d’économie SECO, FAQ – Sanctions contre la Russie, seco.admin.ch [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.seco.admin.ch/seco/fr/home/Aussenwirtschaftspolitik_Wirtschaftliche_Zusammenarbeit/Wirtschaftsbeziehungen/exportkontrollen-und-sanktionen/sanktionen-embargos/sanktionsmassnahmen/faq_russland_ukraine.html . Une violation de ces dispositions constitue une violation de la Loi sur les Embargos 5Loi fédéralesur l’application de sanctions internationales (Loi sur les embargos, LEmb) du 22 mars 2002 (Etat le 1er janvier 2022) (RS ; 946.231). L’Assemblée fédérale de la Confédération suisse [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2002/564/fr et peut conduire jusqu’à une peine de cinq ans d’emprisonnement avec une amende d’un million de francs dans les cas les plus graves (art. 9 al. 2 LEmb). Les actifs gelés en Suisse s’élèvent actuellement à CHF 6,3 milliards 6Ref. 4 .
Quels sont les enjeux pour les banques ?
Au vu du caractère urgent de la situation, les banques ont dû s’adapter rapidement en sortant de leurs bases de données, tous les titulaires de comptes, ayants droit économiques et détenteurs de contrôle ayant un lien de près ou de loin avec la Russie. Étant donné que la loi, respectivement la convention de diligence bancaire (CDB 20) 7Convention relative à l’obligation de diligence des banques (CDB 20), Swiss Banking, swissbanking.ch [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.swissbanking.ch/_Resources/Persistent/b/b/5/6/bb567395296e7938825156ac506c7319d6c9651b/ASB_Convention_CDB_2020_FR.pdf ne donne pas d’instruction précise concernant le type de document d’identité nécessaire à l’identification des clients, certaines banques ont dû commencer par identifier les personnes bénéficiant d’un permis de séjour ou de la double nationalité. Puis, dans un deuxième temps, les établissements financiers ont dû analyser toutes leurs relations d’affaires existantes au cas par cas, à savoir : qui est le client selon le principe du KYC (Know your Custumer), se trouve-t-il sur la liste des personnes sanctionnées, quels types de biens sont détenus etc. Chaque nouvelle relation d’affaires impliquant un lien avec la Russie doit être étudiée en amont par le service Compliance ou un service similaire. La Confédération met à disposition sur son site internet un moteur de recherche concernant les destinataires des sanctions 8Le secrétariat à l’Etat d’économie SECO, Recherche des destinataires de sanctions, seco.admin.ch [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.seco.admin.ch/seco/fr/home/Aussenwirtschaftspolitik_Wirtschaftliche_Zusammenarbeit/Wirtschaftsbeziehungen/exportkontrollen-und-sanktionen/sanktionen-embargos/sanktionsmassnahmen/suche_sanktionsadressaten.html .
Le plus grand défi pour les banques, outre le travail de contrôle supplémentaire mentionné, est de trouver un juste milieu entre la liberté contractuelle et le respect des dispositions légales en ce qui concerne les personnes et les biens sanctionnés ou, le cas échéant, un lien possible avec ceux-ci.
Transactions interdites et exclusion de SWIFT
Une deuxième partie des mesures mises en place, notamment les articles 24, 24a et 27 de l’ordonnance citée ci-dessus, touchent directement les transactions depuis ou vers la Russie, ainsi que le service de messagerie financière 9Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine du 4 mars 2022 (Etat le 10juin 2022) (RS 946.231.176.72). Le Conseil fédéral suisse [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2022/151/fr . Autrement dit, les transactions sont systématiquement bloquées, contrôlées et déclinées si elles proviennent de la banque centrale de la Fédération de Russie, de banques ou entreprises sises en Russie ou de banques ou entreprises sur le territoire suisse, mais majoritairement contrôlées par des banques ou des entreprises russes.
Un aspect important et impactant pour les Russes est l’exclusion de Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT). En effet, le service de messagerie de SWIFT, a pour but la transmission sécurisée entre institutions financières d’informations au travers d’un système de codes standardisé 10MA-NEOBANQUE, Swift : Principes et fonctionnement, 28 février 2022 par David, ma-neobanque.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.ma-neobanque.com/swift-principes-et-fonctionnement/ . Il s’agit principalement d’informations et d’instructions concernant les transferts de fonds à l’international. Malgré le fait que SWIFT n’effectue aucune transaction financière, c’est un outil essentiel dans le monde bancaire sans lequel énormément de portes se ferment pour les Russes, car ils ne peuvent pas effectuer de transferts à l’étranger.
Si nous partons du principe que le système bancaire applique contentieusement les mesures imposées, les Russes sont largement freinés dans leurs marges de manœuvre et la question est de savoir si les cryptomonnaies pourraient représenter un contournement des sanctions.
Possibilité de contournement au travers des cryptomonnaies ?
Le monde des cryptomonnaie se définit par la décentralisation, le « pair à pair ». En d’autres termes, les transactions monétaires ont lieu sans passer par une banque centrale. Toutes les transactions sont inscrites dans un registre public appelé « blockchain » et sont vérifiées par les acteurs du réseau. Il n’y a pas d’intervention du gouvernement, ni d’identification effective des utilisateurs, ce que l’on nomme « pseudonymisation ».
Au vu de leur exclusion de SWIFT et de la perte de valeur du rouble, les Russes se sont instinctivement tournés vers les cryptoactifs. Dans les quelques semaines qui ont suivi le début de la guerre, on a pu observer un engouement particulier pour le Bitcoin. Il y a notamment deux raisons à cette réaction. La première est que ce comportement s’apparente à celui de l’investissement dans l’or comme valeur refuge 11TV5 Monde, Ukraine-Russie : quels usages des crypto-monnaies pendant la guerre ? 25 mars 2022 par Benjamin Beraud, information.tv5monde.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://information.tv5monde.com/info/ukraine-russie-quels-usages-des-crypto-monnaies-pendant-la-guerre-450171 . La seconde, est due au caractère de pseudonymisation des transactions qui permet aux riches oligarques de continuer leurs activités sans être impactés par les sanctions les visant, car ils agissent en dehors du système traditionnel 12Lémanbleu tv, Guerre en Ukraine: les cryptomonnaies mises en lumière, 15 mars 2022 par Julie Zaugg, lemanbleu.ch [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.lemanbleu.ch/fr/Actualites/Geneve/2022031592326-Guerre-en-Ukraine-les-cryptomonnaies-mises-en-lumiere.html . Depuis l’invasion russe en Ukraine, certains oligarques ont tenté de liquider leur fortune en l’investissant dans l’immobilier dubaïote 13Le Monde, Cryptomonnaies et appartements à Dubaï, les nouveaux investissements des milliardaires russes, 15 mars 2022, lemonde.fr [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/03/15/cryptomonnaies-et-appartements-a-dubai-les-nouveaux-investissements-des-milliardaires-russes_6117625_4408996.html .
Toutefois, les spécialistes du monde économique ne craignent pas une possibilité de contournement des sanctions au travers des cryptodevises notamment pour les raisons suivantes :
- Premièrement, il n’y a pas assez de cryptomonnaie en circulation en comparaison avec les millions en jeu 14France Inter, Le bitcoin part en guerre, radiofrance.fr [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-chronique-eco/la-chronique-eco-du-samedi-02-avril-2022-5286600 ;
- Ensuite, les grandes plateformes de crypto comme Binance ou Coinbase ont décidé d’appliquer des sanctions à l’encontre des Russes notamment par souci de crédibilité et d’équité 15The Coinbase blog, Using Crypto Tech to promote Sanctions Compliance, 7 mars 2022, par Paul Grewal, Chief Legal Officer, blog.coinbase.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://blog.coinbase.com/using-crypto-tech-to-promote-sanctions-compliance-8a17b1dabd68 16Binance, Changes of Services to Users in Russia, 21 avril 2022, binance.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.binance.com/en/support/announcement/4887e569afdf4b1e89e024371d3a49b9 ;
- Pour finir, le système de blockchain est public, par définition. Un trop gros volume pourrait alerter les observateurs de baleines – investisseurs possédant un nombre si important d’actifs qu’ils peuvent influencer le cours de ce dernier 17Complyadvantage, Les sanctions vont-elles jeter la Russie dans les bras des crypto-monnaies ? 20 avril 2022, complyadvantage.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://complyadvantage.com/fr/insights/les-sanctions-vont-elles-jeter-la-russie-dans-les-bras-des-crypto-monnaies/#:~:text=Crypto%2Dmonnaies%20et%20contournement%20des%20sanctions&text=Aucune%20obligation%20de%20vigilance%20%C3%A0,et%20sans%20v%C3%A9rifi .
De plus, la société d’audit spécialisée dans la crypto, Chainalysis, offre, par exemple, un outil qui permet de voir si les entreprises dans le domaine font des transactions avec des comptes litigieux 18JDN, Sanctions contre la Russie : les grandes plateformes crypto face à la crise, 18 mars 2022 par Vincent Touveneau, journaldunet.com [en ligne]. [Consulté au mois d’avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.journaldunet.com/economie/finance/1510057-sanctions-crypto-contre-la-russie-le-dilemme-des-grandes-plateformes-crypto-face-a-la-crise/ .
Conclusion
Au vu des faits énumérés ci-dessus, le contournement des sanctions envers la Russie au travers des cryptoactifs ne semble pas être une menace pour l’instant. Cependant, il faut calculer les risques en prenant en compte le fait que c’est un monde en constante évolution.
De plus, les institutions financières doivent continuer à être vigilantes et à surveiller de manière accrue leurs relations d’affaires et les transactions en lien avec la Russie. Malgré le fait que les banques disposent de par la loi d’un programme de Name Matching soutenu par le système, il n’est pas exclu que des personnes non sanctionnées reçoivent des fonds de Russie dont l’origine n’est pas vérifiable (éventuellement un homme de paille). Il existe donc un certain risque lors de l’acceptation des fonds. Le blanchiment d’argent est au cœur de cette thématique et les criminels sont toujours plus créatifs.