Un gérant d’une caisse de pension a-t-il le droit d’accorder un prêt au nom de la caisse de pension à un proche sans en informer le conseil de fondation et l’organe de révision ? Un tel comportement est-il constitutif d’une infraction au sens de la loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidités (LPP)1Loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité du 25 juin 1982 (LPP ; RS 831.40). ?
Cet article va traiter de la haute responsabilité attendue des personnes en charge de gérer la fortune de la caisse de pension, des bases légales qui régissent cette haute responsabilité, des bases légales qui traitent des infractions dans les caisses de pension. Il utilisera un cas pratique pour répondre aux questions posées ci-dessus et les illustrer.
La haute responsabilité des gestionnaires des caisses de pension
Compte tenu des sommes importantes que gèrent les caisses de pensions, les gestionnaires de cette fortune considérable doivent avoir à l’esprit la bonne gouvernance. Le mot gouvernance a été défini en 2003 par Roland Pérez comme « le management du management »2Pérez, Roland, 2007. La gouvernance des disciplines de gestion en France. Edition Lavoisier : Dans Revue française de gestion. [En ligne] La gouvernance des disciplines de gestion en France [1] | Cairn.info (consulté le 20.05.2024)., ce qui implique pour ces gestionnaires, une gestion et un contrôle exemplaires et transparents visant à obtenir la confiance des assurés, des rentiers et des autres parties prenantes de la caisse de pension. Ils doivent prendre des mesures d’organisation, de surveillance, de suivi des opérations, d’efficience des processus à tous les niveaux de la caisse de pension, afin de satisfaire aux attentes des groupes concernés. Les assurés et rentiers doivent être sûrs de la qualité de gestion de leur caisse de pension.
Les gestionnaires de la caisse de pension doivent donc avoir une conduite répondant à des critères éthiques élevés. C’est ainsi que l’Association Suisse des Institutions de Prévoyance (ASIP) a rédigé une Charte et des directives3Charte de l’ASIP et Directive, (2011). [En ligne] https://www.asip.ch/media/filer_public/fd/3f/fd3f2901-4bb4-418f-a7d6-d023a820134b/charte-et-directive-octobre-2011.pdf (consulté le 28.04.2024). visant au respect par ses membres des règles de loyauté et d’intégrité.
La charte contraint les membres de l’association au respect des trois principes suivants :
- L’objectif suprême des responsables des caisses de pension est de préserver l’intérêt des assurés et des bénéficiaires de rentes dans le cadre de la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité.
- Les responsables des caisses de pension ne tirent aucun avantage matériel de leur activité qui dépasse les indemnités habituelles, convenues par écrit.
- La transparence en matière de conflits d’intérêts potentiels doit garantir qu’il n’en résulte ou ne puisse en résulter des désavantages pour la caisse de pension. Des relations d’intérêts qui pourraient nuire à son indépendance doivent donc être signalées chaque année. La même obligation vaut pour des tiers, pour autant qu’ils soient impliqués dans les processus de décision de la caisse de pension.
Bases légales qui régissent la haute responsabilité des gestionnaires de caisse de pension
Ces bases légales découlent des articles 51b, al. 1 et 2 LPP, et des articles 48f à 48l OPP 24Ordonnance sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité du 18 avril 1984 (OPP 2 ; RS 831.441.1)..
L’art. 51b, al. 1 LPP dispose que les personnes chargées de gérer ou d’administrer l’institution de prévoyance ou sa fortune doivent jouir d’une bonne réputation et offrir toutes les garanties d’une activité irréprochable. Selon l’art. 51b, al. 2 LPP, elles sont tenues, dans l’accomplissement de leurs tâches, de respecter le devoir de diligence fiduciaire et de servir les intérêts des assurés de l’institution de prévoyance. À cette fin, elles veillent à ce que leur situation personnelle et professionnelle n’entraîne aucun conflit d’intérêts.
Les articles 48f à 48I OPP 2 traitent entre autres de la formation des personnes chargées de la gestion de la fortune de la caisse de pension, de la prévention des conflits d’intérêts et des actes juridiques passés avec des personnes proches.
Bases légales des comportements incriminés dans les caisses de pension
Les infractions à l’intérieur d’une caisse de pension sont traitées à l’article 76 LPP. Cet article, qui fait partie des dispositions pénales de la LPP, est également applicable à la prévoyance professionnelle complémentaire (article 49, al. 2, ch. 23 LPP), ainsi qu’à la prévoyance professionnelle surobligatoire (art. 89a, al. 6, ch. 20 et al. 7, ch. 9 CC5Code civil suisse du 10 décembre 1907 (CC ; RS 210).). Il prévoit une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus (art. 34, al. 1, CP6Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0).). Suivant Sakiz et Tribaldos7Tulay Sakiz/Elisabeth Tribaldos, Art. 76 BVG, in: Marc Hürzeler/Hans-Ulrich Stauffer (Hgg.), Basler Kommentar. Berufliche Vorsorge, Basel 2021, N. 81-90., l’auteur de l’infraction au sens de l’art. 76 LPP ne peut être qu’une personne qui, en tant qu’organe formel ou de fait, est chargée de la gestion de l’institution de prévoyance et est donc habilitée à représenter l’institution de prévoyance aux assemblées des actionnaires des entreprises dans lesquelles l’institution de prévoyance concernée détient des actions. Sont également concernés les membres de l’organe suprême de l’institution de prévoyance qui disposent d’un certain pouvoir d’appréciation dans l’exercice du droit de vote et de l’obligation de communiquer. Il s’agit donc d’un véritable délit spécial. Les personnes qui n’ont pas cette qualité particulière peuvent tout au plus être punissables en tant que participants (instigateurs/assistants).
Illustration par un cas concret
Anton, le gérant de la caisse de pension de droit public de la ville de BB (canton de Berne) avait pris l’habitude d’accorder des prêts avec intérêts à la société X domiciliée en ville de Berne et appartenant à son ami Jules, afin que cette dernière puisse faire face à ses problèmes de liquidités. Les fonds prêtés appartenaient aux employés et aux retraités de la caisse de pension. Or le conseil de fondation et l’organe de révision n’étaient pas informés des prêts successifs accordés par le gérant à la société de son ami. En s’abstenant d’informer ces deux organes importants de la caisse de pension des prêts accordés, le gérant avait-il conscience qu’en dépit d’une disposition claire de la LPP, traitant de ce genre de faits, il courrait le risque de répondre aux dommages causés à l’institution de prévoyance professionnelle en cas de non-remboursement des prêts par la société de son ami ? Quid des modalités des prêts contraires au règlement de placement de la caisse de pension ? Certes les faits se sont déroulés avant la réforme structurelle de la LPP du 19 mars 20108Office fédéral des assurances sociales OFAS, (https://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/assurances-sociales/bv/reformen-und-revisionen/strukturreform-und-massnahmen.html) : « la réforme structurelle du 19 mars 2010 améliore la surveillance, la gouvernance et la transparence dans le 2ème pilier et introduit des mesures pour les travailleurs âgés. Elle est entrée en vigueur en trois étapes. La première, soit l’introduction de mesures destinées à faciliter la participation des travailleurs âgés au marché de l’emploi, est en vigueur depuis le 1er janvier 2011. La seconde étape a été l’entrée en force des mesures de bonne gouvernance le 1er août 2011. Troisième et dernière phase : la Commission de haute surveillance de la prévoyance professionnelle est en fonction depuis le 1er janvier 2012. »., mais la question de l’applicabilité de l’art. 52 al. 1 LPP de la loi (en vigueur depuis le 1er janvier 2005) se posait déjà. Selon cet article, les personnes chargées de l’administration, de la gestion ou du contrôle de l’institution de prévoyance répondent du dommage qu’elles lui causent intentionnellement ou par négligence.
Le conseil de fondation et l’organe de révision finiront par connaître l’existence de ces prêts successifs à la suite d’un scandale lié à une prestation libre passage fictive impliquant Anton. En effet, ce dernier, était l’ancien responsable de la division Wohneigentumsförderung (WEF) ou Encouragement à la propriété du logement (EPL) d’une grande caisse de pension de droit public suisse.
Comme pour tout assuré actif ayant une prestation de libre passage de sortie, en changeant d’employeur, sa prestation de libre passage devait être versée à la nouvelle caisse de pension en tant que prestation d’entrée. Composée des cotisations de l’employeur et du salarié, ainsi que des rachats et autres versements avec les intérêts, cette prestation d’entrée du gérant à la caisse de pension de la ville de BB comprenait une part douteuse. Quelques années après son départ, compte tenu de l’importance du poste qu’il y occupait, un audit externe de la division WEF demandé par son ancien employeur, a en effet établi qu’Anton avait saisi un versement fictif, afin de gonfler sa prestation de libre passage de sortie. La suite sera une première perquisition à son domicile suivie d’une seconde à son nouveau bureau avec la pose de scellés sur la porte dudit bureau. Le président du conseil de fondation de la caisse de pension de la ville de BB demandera à son tour un audit externe du système informatique et un audit extraordinaire des comptes de la caisse de pension. L’audit en question aura lieu plusieurs semaines après les deux perquisitions et les scellés, un temps suffisant pour que le comptable rende comptablement transparents les prêts successifs.
Comptabilisation dissimulée des prêts accordés
S’il y a un indicateur important dans l’analyse de la bonne santé financière d’une caisse de pension, c’est bien le taux de couverture. S’il est inférieur à 100%, il existe un découvert au sens de l’art. 44, al. 1 OPP 2. Un taux supérieur ou égal à 100% signifie que la caisse de pension a une bonne santé financière.
Les virements au profit de la société X étaient comptabilisés de manière opaque dans un compte d’actif du bilan destiné à la comptabilisation des créances résultant de la sous-couverture des employés et retraités repris des autres institutions de prévoyance professionnelle. Les assurés et rentiers concernés provenaient des écoles de musiques ou des fondations subventionnées par la ville de BB. La ville s’engageait alors à financer la sous-couverture. La comptabilisation des prêts dans ce compte était par conséquent problématique, les prêts étant comptabilisés dans le même compte que les créances de la caisse de pension envers la Ville. Si la Ville avait par exemple décidé de passer par pertes et profits afin de solder le compte dans lequel la sous-couverture était comptabilisée, les prêts auraient aussi été effacés. Il s’agissait là d’une volonté de dissimuler l’information de ces prêts successifs à l’organe de révision et au conseil de fondation. La preuve, l’organe de révision ne s’était jamais rendu compte de l’existence de ces prêts successifs. Il ne le saura qu’à la suite d’une comptabilisation séparée de ces transactions de prêts dans un nouveau compte.
Ouverture d’un compte débiteur au nom de la société
Dans un souci de transparence, avant l’audit externe extraordinaire précité, le comptable va ouvrir un compte individuel débiteur dans le module des débiteurs du système comptable. Ce compte sera intitulé au nom de la société X. Toutes les transactions concernant les prêts successifs, les remboursements partiels de ceux-ci et les intérêts échus, et payés ainsi que intérêts non échus vont être transférés du compte des sous-couvertures résultant des employés et rentiers repris vers le compte débiteur intitulé au nom de la société de l’ami du gérant. L’existence de ce nouveau compte va interpeller l’organe révision, qui voudra plus d’explications sur l’origine de ces écritures de transfert de compte à compte. Le comptable lui remettra le contrat de prêt entre la caisse de pension de la ville de BB et la société de l’ami du gérant ainsi que d’autres pièces comptables. A la demande du président du conseil de fondation, le comptable va établir et envoyer pour remboursement avec effet immédiat, un décompte final du montant ouvert des prêts et des intérêts échus à la société de l’ami du gérant. La société X s’acquittera de l’intégralité de la dette quelques jours après réception de la facture.
L’ouverture de ce nouveau compte débiteur a en outre évité une perte de substance aux assurés actifs et aux rentiers, puisque plusieurs mois avant la révélation de ces prêts, sur décision du conseil de fondation, tous les comptes individuels de sous-couvertures des institutions reprises et subventionnées par ville de BB devaient être soldés par une écriture au compte de résultat.
La réforme structurelle du 19 mars 2010 de la LPP aurait-elle permis d’éviter de tels comportements ?
À la suite des nombreuses affaires impliquant les gestionnaires de certaines caisses de pension dans les années 2000, une réforme de la LPP s’imposait afin de restaurer la confiance des assurés actifs, des rentiers et des autres parties prenantes à ces institutions de prévoyance professionnelle.
En instaurant les dispositions nouvelles sur la gouvernance et la surveillance des caisses de pension, la réforme structurelle du 19 mars 2010 de la LPP a renforcé les règles de la bonne gouvernance d’entreprise, le conseil de fondation devenant de fait l’équivalent du conseil d’administration avec des missions nouvelles, en matière de formation de ses membres, de la direction et des autres collaborateurs. La réforme a apporté des règles éthiques nouvelles, notamment en matière d’intégrité et de loyauté des gestionnaires des caisses de pension et, de l’exigence de la garantie d’activité irréprochable des membres du conseil de fondation et de la direction.
Pour ce qui a trait à la surveillance, la réforme a apporté des améliorations en matière de gestion de la qualité, de gestion des risques, en particulier des risques financiers et de contrôle interne. Le système de contrôle interne n’est cependant aujourd’hui encore pas obligatoire pour les caisses de pension.
Il est probable que, si ces nouveautés apportées par la réforme structurelle du 19 mars 2010 avaient été inscrites dès 1982 dans la LPP, certaines de ces affaires auraient été évitées.
Conclusion
Les comportements éthiques exigés des gestionnaires des caisses de pensions n’ont pas attendus la réforme structurelle de 2010. Certaines dispositions de la LPP, à l’instar de l’article 52 engageant leur responsabilité, exigeaient déjà des gestionnaires des caisses pension qu’ils gèrent en bon père de famille les avoirs des assurés.
L’octroi des prêts successifs par Anton à la société X de son ami, sans en informer l’organe de fondation et l’expert en prévoyance professionnelle pourrait tomber sur coup de l’art. 76, al. 1, let. f LPP selon lequel, est puni d’une peine pécuniaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une infraction frappée d’une peine plus lourde par le code pénal, quiconque mène des affaires non autorisées pour son propre compte, contrevient à l’obligation de déclarer en fournissant des indications inexactes ou incomplètes, ou dessert grossièrement de toute autre manière les intérêts de l’institution de prévoyance.