Whistleblowing et signalements anonymes

Auteur
Céline Neuhaus
Thématique
Autre

Situation en Suisse

Malgré deux interventions parlementaires en 2003 1Motion Gysin 03.3212 « Protection juridique pour les personnes qui découvrent des cas de corruption » du 7 mai 2003 et Motion Marty 03.334 « Mesures de protection des whistleblowers » du 19 juin 2003 et un projet du Conseil fédéral 10 ans plus tard 2Message du 20 novembre 2013 sur la révision partielle du code des obligations (Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur) (FF 2013 [50] p. 8547). Documentation relative au projet : https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/wirtschaft/gesetzgebung/whistleblowing.html , la Suisse n’a toujours pas adopté de loi en matière de whistleblowing. En effet, la version modifiée de ce projet, que le Parlement avait jugé trop compliqué, a été rejetée par le Conseil national le 3 juin 2019. Le projet n’est toutefois pas définitivement enterré puisque le Conseil des Etats lui a encore donné une chance en l’adoptant sans modification le 16 décembre 2019. A noter que l’Union européenne s’est dotée en octobre 2019 d’une Directive imposant aux Etats membres de prévoir d’ici deux ans dans leur législation notamment une obligation pour les entreprises de plus de 50 employés de mettre en place des canaux de signalement 3Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, JO L 305 du 26 novembre 2019, p. 17-56 .

Les parlementaires avancent pour certains que, malgré la modification apportée par le Conseil fédéral 4Message additionnel du 21 septembre 2018 sur la révision partielle du code des obligations (Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur) (FF 2018 [41] p. 6163) et Projet (FF 2019 [7] p. 1423) , le système est trop compliqué 5Système de signalement en cascade : pour autant que l’employeur ait mis en place un dispositif d’alerte indépendant et avec des règles claires (art. n321aquater al. 2 CO), le signalement doit en principe d’abord être adressé à l’employeur (art. n321abis CO) puis, s’il demeure sans effet, le whistleblower peut s’adresser aux autorités compétentes (art. n321ater CO) et en dernier lieu, à des conditions très strictes, au public (art. n321aquinquies CO) et pour d’autres qu’il ne protège pas suffisamment l’employé qui signale une irrégularité. Certains estiment finalement que les principes généraux du droit suffisent et qu’il appartient aux tribunaux de juger si un signalement est admissible ou non 6Cf. débats parlementaires BO 2019 N 805. Projet du Conseil fédéral 13.094 « CO. Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur » du 20 novembre 2013, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20130094 .

Certes, le projet n’est pas parfait. L’argument selon lequel il ne protège pas suffisamment le whistleblower peut être entendu, mais affirmer que la situation actuelle est satisfaisante n’est pas défendable. Le travailleur qui constate des irrégularités doit savoir comment se comporter et bénéficier d’une sécurité juridique quant aux conséquences de son signalement et non espérer qu’un tribunal, le cas échéant, lui donnera raison 7Le projet prévoit également le droit pour l’employé de prendre conseil auprès d’une personne soumise à un devoir légal de confidentialité (art. n321asexies CO). L’employé ne risque ainsi pas d’être poursuivi pour la violation d’un secret (Carranza/Micotti, Whistleblowing/Perspectives en droit suisse, Zurich 2014 p. 67 s.). Le whistleblower se verrait d’ailleurs bien inspiré de prendre conseil auprès d’un avocat s’il pense adresser son signalement à l’extérieur de l’entreprise .

Le projet propose une marche à suivre claire, privilégiant le signalement interne, et incite les entreprises à mettre en place un dispositif de signalement adéquat. Un bon dispositif d’alerte est la meilleure garantie pour des signalements efficaces, utiles et dans l’intérêt de l’entreprise, ainsi que pour une meilleure protection des whistleblowers. Une étude menée par la Haute Ecole Spécialisée de Coire en collaboration avec EQS Group 8Hauser/Hergovits/Blumer, Rapport 2019 sur les alertes professionnelles, Coire 2019, www.htwchur.ch/whistleblowingreport, ci-après : Rapport 2019 montre que, même si près de deux entreprises sur trois en Suisse (71% des grandes entreprises) proposent déjà un dispositif d’alerte, plus de deux entreprises sur trois (58% des grandes entreprises) qui n’ont pas de dispositif ne prévoient pas d’en mettre un en place. La raison principale invoquée est par ailleurs l’absence d’obligation 9Rapport 2019, pp. 18, 25, 28 et 31 . En outre, il n’est pas certain que les dispositifs d’alerte proposés par les entreprises sont tous conformes aux exigences fixées dans le projet 10Art. n321aquater al. 2 CO, cf. note 7. Le dispositif d’alerte est souvent rattaché à la direction et aux ressources humaines (aussi pour les grandes entreprises), mais moins souvent à l’audit interne ou au conseil d’administration (Rapport 2019, p. 43) , et la communication relative à ces dispositifs est insuffisante 11Près d’une grande entreprise sur trois ne communique jamais ou une seule fois (Rapport 2019, pp.50 et 52) .

Irrégularité au travail : que feriez-vous ?

Prenons l’exemple de Daniel, cadre moyen dans une grande entreprise. Daniel soupçonne fortement son chef d’obtenir des avantages indus d’un fournisseur. Mais il n’a pas de preuve, il ne se prend pas pour un justicier et finalement c’est le problème de l’entreprise et pas le sien. De plus, les relations avec son chef sont tendues et, pour ne rien arranger, celui-ci est très apprécié par le management. Toutefois, il découvre un jour par hasard que certaines prestations facturées par ce fournisseur sont inexistantes. Bien qu’il ne se prenne pas pour un héros, sa conscience et son devoir de loyauté envers son employeur lui imposent de signaler ces faits. Encouragé par la possibilité de s’adresser en toute confidentialité à un service indépendant dans l’entreprise, il annonce le cas. La suite ne s’est toutefois pas passée comme il l’imaginait : son identité a été révélée, des plaintes pénales ont été déposées contre lui, il a subi des pressions et s’est finalement retrouvé en incapacité de travail de longue durée alors que son chef travaille toujours dans l’entreprise.

Il s’agit malheureusement de risques réels pour un whistleblower 12Carranza/Micotti, pp. 52 et 64 ss . Le collaborateur bien avisé qui ne souhaite ni être connu, ni prétériter sa santé et son avenir professionnel, sait qu’il n’a aucun avantage personnel et donc également aucune raison de signaler des irrégularités. Mais il existe une solution : le signalement anonyme.

Signalement anonyme : le meilleur canal de signalement pour l’entreprise et le whistleblower

La première erreur de Daniel, c’est d’avoir pensé que la confidentialité qu’on lui avait garantie le protégerait. Or, confidentialité ne veut pas dire anonymat. Même si l’employeur respecte la confidentialité, une plainte pénale 13Pour diffamation, calomnie, dénonciation calomnieuse ou même violation de la loi sur la protection des données contre l’employeur de la personne soupçonnée mettra fin à la confidentialité. Et cela n’est pas critiquable ; la personne soupçonnée a aussi des droits, dont celui d’accéder au dossier. Les dispositions relatives à la protection de la personnalité et à la protection des données du travailleur (art. 328 et 328b CO) imposent déjà à l’employeur d’informer la personne soupçonnée et de lui donner l’accès au dossier dès que le secret de l’enquête interne ne l’exige plus 14Carranza/Micotti, p. 85; D. Raedler, L’employé comme partie faible dans l’enquête interne, in : O. Hari (édit.), Protection de certains groupements de personnes ou de parties faibles versus libéralisme économique : quo vadis ?, Zurich 2016, p. 345 ss . L’autre erreur de Daniel, c’est d’avoir pensé que l’existence d’un système d’annonce sur le papier lui garantirait un traitement professionnel de son signalement par l’entreprise. Or, la réalité peut être bien différente.

Ainsi, seul l’anonymat permet au whistleblower, pour autant qu’il ne fournisse pas des informations permettant de l’identifier de manière absolue, d’éviter tous les « effets pervers » d’un signalement 15Carranza/Micotti, p. 52 ss . L’anonymat ne peut être garanti qu’au moyen d’une plateforme informatique conçue à cet effet, dans le sens où l’anonymat est protégé par des moyens techniques 16Il n’est pas possible de tracer l’adresse IP du whistleblower . C’est ce que propose notamment le Contrôle fédéral des finances depuis juin 2017 17Un anonymat total pour les lanceurs d’alerte, 24 heures, le 17 novembre 2017, https://www.24heures.ch/suisse/anonymat-total-lanceurs-alerte/story/12815435; Contrôle fédéral des finances: https://www.bkms-system.ch/CDF-fr; également proposé par la Poste https://post.integrityplatform.org et la Cour des comptes de la République et canton de Genève https://www.bkms-system.ch/cdc . Tout en garantissant l’anonymat, ce type de plateforme permet également de dialoguer avec le whistleblower. Il s’agit d’une fonctionnalité essentielle pour que le service en charge du traitement puisse établir correctement les faits et récolter les preuves suffisantes.

Certains estiment que les alertes anonymes ne devraient pas être proposées ou autorisées, notamment en raison d’un risque accru d’abus 18Avis notamment de Shelby du Pasquier, Le Temps, 30 août 2015, https://www.letemps.ch/economie/whistleblowing-derive-responsabilite-democratique . Mais ce risque n’est pas vérifié 19Les alertes abusives sont plutôt rares de manière générale et pour celles qui sont anonymes, la proportion est identique (Rapport 2019, p. 9 s.). Les alertes anonymes sont proposées par 2/3 des entreprises suisses dotées d’un dispositif et seules 5% sont abusives (Rapport 2019, pp. 39 s. et 58) . Au contraire, l’étude précitée et l’expérience montrent non seulement qu’il n’y a pas plus d’abus, mais également que le nombre et la qualité des signalements augmentent avec ce type de canal d’alerte spécialisé. Ce mode de signalement est par ailleurs privilégié par rapport à d’autres lorsqu’il est proposé 20Les canaux d’alertes spécialisés, comprenant les plateformes digitales, font augmenter le nombre d’alertes et leur pertinence (Rapport 2019, p. 57 s.). Le Rapport annuel 2018 du Contrôle fédéral des finances relève également le succès et la pertinence de la plateforme d’alerte sécurisée (Rapport annuel 2018, p. 74, https://www.efk.admin.ch/fr/publications/communication-institutionnelle/rapports-annuels.html) . Et cela n’a rien d’étonnant. Il n’est pas dans notre culture de dénoncer. Les whistleblowers sont considérés comme des délateurs, avec des motivations forcément suspectes 21Également avis du professeur Luc Thévenoz, Le Temps, 19 septembre 2012, https://www.letemps.ch/economie/lanceurs-dalerte-faut-faciliter-tache-suisse. Eviter une culture de la délation est la troisième raison invoquée par les entreprises suisses qui n’ont pas de dispositif d’alerte (Rapport 2019, p. 25) . Une bonne communication, notamment sur les droits et obligations du whistleblower, est certainement la meilleure arme contre les abus 22Rapport 2019, pp. 9, 48 et 59 .

Avec un système de signalement anonyme tel que décrit ci-dessus, les témoins de dysfonctionnements souhaitant rester discrets, mais pas forcément silencieux, seront encouragés à effectuer un signalement. L’anonymat permet également d’éviter un détournement de l’attention vers le whistleblower et ses motivations. Le temps et les ressources peuvent ainsi être consacrés au sujet pertinent : les irrégularités. De plus, en investissant dans un tel système, l’entreprise donne un signal clair à ses collaborateurs sur sa volonté d’agir contre les comportements contraires à la loi ou à l’éthique. Rappelons que le whistleblowing est l’arme la plus efficace contre les actes qui ne causent pas de victimes directes, tels que notamment la fraude et la corruption 23Carranza/Micotti, p. 8 .

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    Motion Gysin 03.3212 « Protection juridique pour les personnes qui découvrent des cas de corruption » du 7 mai 2003 et Motion Marty 03.334 « Mesures de protection des whistleblowers » du 19 juin 2003
  • 2
    Message du 20 novembre 2013 sur la révision partielle du code des obligations (Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur) (FF 2013 [50] p. 8547). Documentation relative au projet : https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/wirtschaft/gesetzgebung/whistleblowing.html
  • 3
    Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, JO L 305 du 26 novembre 2019, p. 17-56
  • 4
    Message additionnel du 21 septembre 2018 sur la révision partielle du code des obligations (Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur) (FF 2018 [41] p. 6163) et Projet (FF 2019 [7] p. 1423)
  • 5
    Système de signalement en cascade : pour autant que l’employeur ait mis en place un dispositif d’alerte indépendant et avec des règles claires (art. n321aquater al. 2 CO), le signalement doit en principe d’abord être adressé à l’employeur (art. n321abis CO) puis, s’il demeure sans effet, le whistleblower peut s’adresser aux autorités compétentes (art. n321ater CO) et en dernier lieu, à des conditions très strictes, au public (art. n321aquinquies CO)
  • 6
    Cf. débats parlementaires BO 2019 N 805. Projet du Conseil fédéral 13.094 « CO. Protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur » du 20 novembre 2013, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20130094
  • 7
    Le projet prévoit également le droit pour l’employé de prendre conseil auprès d’une personne soumise à un devoir légal de confidentialité (art. n321asexies CO). L’employé ne risque ainsi pas d’être poursuivi pour la violation d’un secret (Carranza/Micotti, Whistleblowing/Perspectives en droit suisse, Zurich 2014 p. 67 s.). Le whistleblower se verrait d’ailleurs bien inspiré de prendre conseil auprès d’un avocat s’il pense adresser son signalement à l’extérieur de l’entreprise
  • 8
    Hauser/Hergovits/Blumer, Rapport 2019 sur les alertes professionnelles, Coire 2019, www.htwchur.ch/whistleblowingreport, ci-après : Rapport 2019
  • 9
    Rapport 2019, pp. 18, 25, 28 et 31
  • 10
    Art. n321aquater al. 2 CO, cf. note 7. Le dispositif d’alerte est souvent rattaché à la direction et aux ressources humaines (aussi pour les grandes entreprises), mais moins souvent à l’audit interne ou au conseil d’administration (Rapport 2019, p. 43)
  • 11
    Près d’une grande entreprise sur trois ne communique jamais ou une seule fois (Rapport 2019, pp.50 et 52)
  • 12
    Carranza/Micotti, pp. 52 et 64 ss
  • 13
    Pour diffamation, calomnie, dénonciation calomnieuse ou même violation de la loi sur la protection des données contre l’employeur
  • 14
    Carranza/Micotti, p. 85; D. Raedler, L’employé comme partie faible dans l’enquête interne, in : O. Hari (édit.), Protection de certains groupements de personnes ou de parties faibles versus libéralisme économique : quo vadis ?, Zurich 2016, p. 345 ss
  • 15
    Carranza/Micotti, p. 52 ss
  • 16
    Il n’est pas possible de tracer l’adresse IP du whistleblower
  • 17
    Un anonymat total pour les lanceurs d’alerte, 24 heures, le 17 novembre 2017, https://www.24heures.ch/suisse/anonymat-total-lanceurs-alerte/story/12815435; Contrôle fédéral des finances: https://www.bkms-system.ch/CDF-fr; également proposé par la Poste https://post.integrityplatform.org et la Cour des comptes de la République et canton de Genève https://www.bkms-system.ch/cdc
  • 18
    Avis notamment de Shelby du Pasquier, Le Temps, 30 août 2015, https://www.letemps.ch/economie/whistleblowing-derive-responsabilite-democratique
  • 19
    Les alertes abusives sont plutôt rares de manière générale et pour celles qui sont anonymes, la proportion est identique (Rapport 2019, p. 9 s.). Les alertes anonymes sont proposées par 2/3 des entreprises suisses dotées d’un dispositif et seules 5% sont abusives (Rapport 2019, pp. 39 s. et 58)
  • 20
    Les canaux d’alertes spécialisés, comprenant les plateformes digitales, font augmenter le nombre d’alertes et leur pertinence (Rapport 2019, p. 57 s.). Le Rapport annuel 2018 du Contrôle fédéral des finances relève également le succès et la pertinence de la plateforme d’alerte sécurisée (Rapport annuel 2018, p. 74, https://www.efk.admin.ch/fr/publications/communication-institutionnelle/rapports-annuels.html)
  • 21
    Également avis du professeur Luc Thévenoz, Le Temps, 19 septembre 2012, https://www.letemps.ch/economie/lanceurs-dalerte-faut-faciliter-tache-suisse. Eviter une culture de la délation est la troisième raison invoquée par les entreprises suisses qui n’ont pas de dispositif d’alerte (Rapport 2019, p. 25)
  • 22
    Rapport 2019, pp. 9, 48 et 59
  • 23
    Carranza/Micotti, p. 8